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L’hémorragie financière de l’Afrique : les Flux Financiers Illicites (FFI)

L’Afrique, exportatrice nette de capitaux. L’auteur de l’article nous appelle à ne pas confondre flux financiers illicites et fuite de capitaux.

Cette quatrième Chronique Juridique & Financière de Massandouno Doussou Komara aborde un thème délicat. Quand 1 dollar entre en Afrique, 2 dollars en sortent, précise en substance la juriste, spécialisée en Droit bancaire et financier et certifiée CAMS.

En 2012, la Commission économique pour l’Afrique (CEA) et la Commission de l’Union Africaine (UA) ont créé le Groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites (FFI) en provenance de l’Afrique. Ce Groupe de haut niveau met l’accent sur les ressources dissimulées et leurs effets sur le développement du continent.

Relevons déjà un triste paradoxe : tandis qu’en 2018, l’Afrique recevait 29,7 milliards de dollars au titre de l’aide publique au développement (APD), elle perdait simultanément plus de 50 milliards de dollars en flux financiers illicites (FFI) ! En effet, il ressort du dernier rapport intérimaire du Groupe de haut niveau que le montant moyen de FFI perdu annuellement par l’Afrique se chiffre entre 50 et 148 milliards de dollars (CEA, 2013). Plusieurs autres estimations, dont celle intitulée “Financing Africa’s post-2015 développement agenda”, montrent qu’entre 1970 et 2008, les flux financiers illicites ont fait perdre à l’Afrique entre 854 et 1.800 milliards de dollars, tandis que dans ce même laps de temps, le continent a reçu 1.070 milliards de dollars en aide publique au développement (OCDE, 2012a).

En d’autres termes, sans cette hémorragie de FFI, l’Afrique pourrait, en théorie, s’affranchir des APD, du poids de la lourde dette qui l’étouffe et, surtout, opérer enfin cette transformation structurelle qui lui est indispensable pour se développer…enfin !

La notion de FFI doit déjà être clairement définie, notamment pour la distinguer de la notion de fuite des capitaux à laquelle elle est souvent confondue à tort.

Les flux financiers illicites correspondent à tous les fonds obtenus, transférés ou utilisés de façon illicite au-delà des frontières d’un pays. C’est l’illégalité qui est ici la principale caractéristique qui se retrouve dans la façon dont les fonds ont été acquis (par exemples par des activités criminelles), dont ils sont transférés (par exemple la fraude fiscale) et/ou dont ils sont utilisés (par exemple le financement du terrorisme). La fuite des capitaux quant à elle correspond aux fonds qui sortent d’un pays (ou du continent), souvent en raison d’instabilités économiques, mais il n’y a pas nécessairement de caractère illicite.

Les FFI peuvent prendre plusieurs formes, qui peuvent être aussi banales qu’un simple virement bancaire sur un compte étranger sans payer les impôts dus dans le pays d’origine, ou des formes plus ‘’osées’’, comme le transport physique d’argent liquide issu de la corruption par avion ! Il y a aussi, bien entendu, des montages financiers structurés et complexes, qui impliquent plusieurs juridictions et l’utilisation de sociétés écrans pour cacher l’identité du véritable propriétaire des fonds.

On distingue généralement trois (3) catégories de FFI, selon leur source ou leur utilisation :

  • Les transferts illégaux dans le cadre des activités commerciales légales (ou flux financiers illicites commerciaux) : c’est dans cette catégorie que se situent l’évasion fiscale internationale, la falsification des prix des biens et services et les prix de transfert pratiqués par les multinationales. Ils représentent la majeure partie des FFI, et c’est aussi cette catégorie de FFI qui réduit drastiquement les recettes fiscales publiques, entravant ainsi les capacités des Etats à fournir des ressources publiques destinées à améliorer le bien-être de leurs populations. Le Global Financial Integrity (GFI), qui est une organisation a but non lucratif basée à Washington (USA), estime qu’au moins 60% des FFI proviennent d’activités commerciales.
  • Les transferts de capitaux d’origine illégale : c’est à cette catégorie qu’appartient notamment le blanchiment de capitaux issus des différentes activités criminelles, y compris la corruption, les contrefaçons, le trafic d’êtres humains, etc. Ce type de FFI, en plus d’aggraver les instabilités socio-politiques des Etats africains, renforce aussi la corruption en facilitant la dissimulation à l’étranger des avoirs volés. En termes de « valeur monétaire », cette catégorie vient toutefois bien après les FFI commerciaux.
  • Les transferts de fonds utilisés à des fins illégales : c’est principalement le financement de la criminalité organisée, y compris le terrorisme, mais aussi les sommes destinées à payer des pots-de-vin dans des pays étrangers. D’un point de vue purement sécuritaire, c’est la catégorie la plus dangereuse, car elle contribue de façon directe à menacer ou détruire des vies humaines, ou menacer la bonne gouvernance des Etats.

Bien qu’il soit difficile d’évaluer avec précision le montant des flux financiers illicites, du fait de leur nature secrète, toutes les estimations montrent que l’Afrique a été un créancier net par rapport au reste du monde, et non pas débiteur, en raison des sorties massives de capitaux illicites du continent.

Un autre fait très intéressant à analyser, les FFI en provenance de l’Afrique semblent circuler très massivement vers un petit nombre de pays, qui s’avèrent être justement les principaux partenaires économiques de l’Afrique et ses principaux créanciers. On retrouve sur cette liste aussi bien des pays développés (Etats-Unis, Canada, Japon, République de Corée, France, Allemagne, Espagne, etc.) que des économies émergentes (Chine et Inde essentiellement).  Par exemple, en 2008, plus de 75% des FFI en provenance du secteur pétrolier du Nigeria ont fini dans seulement cinq (5) pays : les Etats-Unis, l’Espagne, la France, le Japon et l’Allemagne.

Ce qui coûte le plus cher à l’Afrique, en termes de FFI, sont les fausses facturations. En effet, le Global Financial Integrity estime à 84 milliards de dollars par an ce que les fausses facturations font perdre aux seuls pays d’Afrique subsaharienne, soit 23 millions de dollars par jour. Ce montant représente en moyenne 17,8% des échanges avec les pays développés. Ces chiffres alarmants sont tirés de la dernière parution d’une série de rapports du GFI sur l’intégrité financière dans le monde, intitulée « Flux Financiers illicites en provenance et à destination de 148 pays en développement, 2006-2015 ».

En clair, les Etats d’Afrique subsaharienne ne perçoivent pas le montant des taxes qui leurs sont dus sur près de 18% de tous leurs échanges commerciaux avec les pays avancés. C’est une perte faramineuse pour des pays qui ont si cruellement besoin de ressources financières pour subvenir aux besoins essentiels de leurs populations et financer leur développement.

Les FFI en provenance d’Afrique via la falsification des prix des échanges sont fortement concentrées dans quelques secteurs, en particulier les industries extractives et minières. Les principales voies utilisées par les FFI dans ces secteurs sont la corruption, l’exploitation illégales des ressources et la fraude fiscale. Compte tenu de l’importance capitale de ces secteurs pour de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, nous reviendrons plus largement sur les FFI et la corruption dans le domaine des industries extractives dans un prochain article.

Parmi les nombreuses pistes préconisées pour mettre fin au fléau des FFI, on peut citer la recommandation du Groupe de haut niveau sur les FFI en provenance de l’Afrique pour une amélioration de la transparence fiscale, l’expansion des réseaux de partage d’information, et la participation des Etats à des échanges automatiques de renseignement entre pays.

La CEA, dans son « Rapport Economique sur l’Afrique 2019 : La Politique budgétaire au service du financement du développement », formule, parmi ses recommandations, la nécessité pour les Etats d’Afrique de mettre en place des plans d’actions nationaux ainsi que des cadres de coordination qui reposent sur des bases factuelles, afin de lutter efficacement contre les FFI, à travers notamment les points ci-dessous :

  • Mieux comprendre comment les FFI se pratiquent au plan national
  • Formuler un plan d’action national pour réduire les principales vulnérabilités
  • Développer un cadre coordonne de lutte contre les FFI en spécifiant les responsabilités de chaque organe du gouvernement pour chaque élément de ce plan.

On peut également citer une étude du GFI de janvier 2017, intitulée « Accélérer le Programme d’Action de Lutte contre les FFI dans les pays africains », qui propose une liste de quatorze (14) mesures concrètes pouvant être mises en œuvre rapidement et facilement, ou servir au moins de base a des reformes ultérieures. Chacune des mesures est brièvement détaillée dans la publication du GFI, avec des exemples concrets et des références clés.

L’Afrique est loin d’être le seul continent dont des FFI sortent massivement, loin de là, mais il est indispensable de mettre en perspective deux réalités contradictoires : nous « exportons » en FFI plus que nous ne recevons en aide ! C’est un paradoxe, une aberration économique. Les pistes de solutions sont nombreuses, et bien que leur mise en œuvre ne soit pas facile, une prise de conscience générale est indispensable, aussi bien au niveau des gouvernants africains que de la société civile. Là plus que partout ailleurs, une forte volonté politique est indispensable pour stopper cette hémorragie.

Le continent ne peut plus se permettre de continuer à perdre, chaque année, près de 100 milliards de dollars en flux financiers illicites, alors que, par rapport aux années 90, le nombre d’africains vivants dans l’extrême pauvreté a augmenté de plus de 100 millions.  Tous ces milliards, qui sortent très souvent à cause de la complicité, la cupidité et le silence coupable de certains dirigeants africains corrompus, devraient être affectés au financement de son développement en général, et au financement des services qui amélioreront la vie des africains en particulier.

 

Financialafrik

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