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« Dix ans après l’élection d’Alpha Condé, il est temps de faire le deuil de la Guinée promise »

Pour Amnesty International, la probable candidature de l’actuel président à un troisième mandat est l’aboutissement d’une « répression féroce » ayant fait de nombreux morts.

Tribune. Jeudi 6 août, le Rassemblement du peuple de Guinée (RPG, au pouvoir) a choisi Alpha Condé pour être son candidat à l’élection présidentielle envisagée le 18 octobre. S’il accepte d’être candidat et s’il est élu, l’actuel président entamera un troisième mandat consécutif.

Ce serait l’aboutissement attendu du changement de Constitution impulsé par le pouvoir et concrétisé avec le référendum du 22 mars. La crédibilité de ce dernier, adopté avec 89,76 % de « oui », a été remise en cause par l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis. La Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) et l’Union africaine (UA) avaient renoncé à déployer des missions d’observation électorale lors du vote, en raison notamment d’un fichier électoral comprenant plus d’un tiers d’électeurs enregistrés sans aucune pièce justificative.

Amnesty International ne défend aucune position politique mais constate que ce processus s’est fait au prix d’une répression féroce contre la coalition de partis politiques, de syndicats et d’organisations de la société civile rassemblés au sein du Front national de défense de la Constitution (FNDC). L’horizon vers lequel regardait Alpha Condé lors de son investiture en 2010, quand il se rêvait en « Mandela de la Guinée qui va unir les fils de la Guinée », s’est dissipé. Dix ans après son arrivée au pouvoir, près de 200 personnes ont été tuées dans des manifestations de l’opposition, selon cette dernière et en l’absence de chiffres officiels.

Aucune région n’est épargnée

Sous le régime d’Alpha Condé, les victimes sont surtout des jeunes hommes des quartiers populaires de Conakry, membres ou sympathisants de l’opposition. Mais l’usage excessif de la force ne s’abat pas seulement sur eux et aucune région n’est épargnée. Dans les régions occidentales de Kindia et Boké, au moins six personnes ont été tuées par balles, en mai, pour avoir réclamé de l’électricité et dénoncé les rackets aux barrages installés dans le cadre de la lutte contre la pandémie de Covid-19.

En juin à Conakry, des habitants du quartier Matoto, plongés dans le noir depuis des semaines et qui entendaient ronfler le générateur du haut représentant du chef de l’Etat, sont sortis pour exprimer leur indignation. Un homme a récolté une balle dans la cuisse, un adolescent une grenade lacrymogène dans le cou.

Des vidéos et des photos qui montrent des membres des forces de défense et de sécurité tirer sur des manifestants existent. D’autres prouvent la présence d’armes de guerre parmi ces forces lors des opérations de maintien de l’ordre, en violation de la loi et malgré les dénégations des autorités. Des dizaines de témoignages accusent ces forces d’homicides illégaux. L’identité des auteurs est parfois même connue.

Les autorités rejettent ces accusations et s’indignent. Elles réclament des preuves, qu’elles ne se donnent pas la peine de chercher ou qu’elles refusent de voir. Pourtant, elles-mêmes aimeraient être crues sur parole quand elles affirment que les balles retrouvées dans les corps de victimes ont été placées a posteriori dans la chair ou que des usurpateurs d’uniformes circulent dans la capitale.

L’impunité est totale

Lors des manifestations, des cliniques privées héritent des victimes que les hôpitaux publics refusent d’accueillir, sur ordre des autorités, avec pour principales conséquences un nombre de victimes minimisé et une justice impossible pour des familles contraintes d’enterrer leurs proches dans l’urgence, sans autopsie. L’impunité est totale et la crainte de représailles ou l’absence totale de confiance en la justice freinent les familles dans leur quête de justice.

A ces homicides illégaux récurrents s’ajoute une répression des libertés fondamentales. Le droit de rassemblement pacifique, garanti par le droit international, est bafoué. Au moins onze manifestations du FNDC ont été interdites entre octobre 2019 et février 2020, pour des motifs vagues ou dépourvus d’arguments juridiques valables.

A Kankan, bastion électoral du pouvoir gagné ces dernières semaines par des protestations pour une meilleure desserte en électricité, le pouvoir a répondu en envoyant l’armée et en enfermant une vingtaine de personnes. Les responsables nationaux et locaux du FNDC sont mis sur écoute, pourchassés, arrêtés sans mandat, interrogés sans avocat et détenus même malades dans des prisons où le gouvernement a lui-même reconnu la présence du Covid-19. Les tentatives de préservation des droits humains se limitent aujourd’hui aux décisions courageuses d’une poignée de magistrats, d’avocats, et aux dénonciations de certains médias.

Dix ans après l’élection d’Alpha Condé, il est temps pour les partisans des droits humains de faire le deuil de la Guinée promise et de prendre acte de la Guinée offerte. La Cédéao, l’UA, les Etats-Unis, la France et les autres membres de l’UE doivent peser de tout leur poids pour réclamer la création d’une institution judiciaire indépendante. Celle-ci devra enquêter sur les circonstances dans lesquelles, pendant toutes ces années, des manifestants et des passants ont été tués ou blessés lors de rassemblements de l’opposition ou lors de marches pour de meilleures conditions de vie. Les personnes suspectées d’homicides illégaux lors de ces événements doivent être poursuivies et traduites en justice.

 

Par Fabien Offner,  chercheur à Amnesty International

 

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