Édito. Bien qu’ils ne constituent que 15 % de la population malienne et 8 à 10 % de celles du Burkina Faso et du Niger, les Peuls représentent plus de la moitié des civils tués par l’armée et les milices de ces deux pays au cours des deux dernières années.
Le rapprochement a dû échapper au capitaine Ibrahim Traoré, président autoproclamé du Burkina Faso et anti-impérialiste
Fervent : la campagne d’enrôlement forcé de journalistes, d’opposants et de militants de la société civile burkinabè au sein de l’armée et de la milice gouvernementale, lancée depuis deux mois dans le cadre de la guerre contre les groupes jihadistes, rappelle aux historiens les méthodes de conscription utilisées par l’administration coloniale française pendant le premier conflit mondial.
Pour alimenter la « force noire » tant vantée par le général Mangin, des rafles furent organisées dans tous les villages avec une prédilection pour ceux de Haute Volta, du Soudan et du Sénégal. Cibles prioritaires, déjà : les fortes têtes, les réfractaires à l’ordre colonial, les résistants. À l’épreuve salvatrice du feu, ils feront d’excellents tirailleurs, assurait Mangin.
L’histoire est féconde de ces incorporés de force, de ces indésirables jetés sur le front pour les besoins de régimes liberticides. Mais si comparaison il doit y avoir, nul doute que le très russophile Ibrahim Traoré préférera qu’on la fasse avec Vladimir Poutine. Au cours des mois qui ont suivi le début de l’invasion de l’Ukraine en février 2022, le Kremlin a expédié au combat des centaines de dissidents. Peu importe qu’ils sachent ou non manier une arme, le but étant de « rééduquer » ceux que, de Moscou à Ouagadougou, on appelle « les valets de l’impérialisme ».
Ciblage et disproportion
À l’évidence Daouda Diallo, pharmacien quadragénaire et père de famille honorablement connu dans le milieu associatif de la capitale burkinabè, fait partie de cette dernière et infamante catégorie. Enlevé le 1er décembre devant les locaux de la sûreté nationale, il est réapparu trois jours plus tard assis sur le plateau arrière d’un pick-up, chaussures de ville au pieds, vêtu d’un battle dress, coiffé d’un casque blanc, kalachnikov posée sur les genoux, en route, semble-t-il, pour un camp des Volontaires de la défense de la patrie (VDP). Daouda Diallo a deux défauts majeurs qui lui valent d’être engagé sous contrainte. Il est le secrétaire général du Collectif contre l’impunité et la stigmatisation des communautés (CISC), qui a documenté près de 150 exécutions extrajudiciaires commises par l’armée et les VDP depuis janvier 2022. Et il est l’une des figures de proue de la communauté peule. Or il ne fait pas bon d’être peul au Sahel de nos jours. Bien qu’ils ne constituent que 15 % de la population malienne et 8 à 10 % de celles du Burkina Faso et du Niger, les Peuls représentent plus de la moitié des civils tués par l’armée et les milices de ces deux pays au cours des deux dernières années. Un ciblage et une disproportion dont le lien avec l’évolution des effectifs des groupes jihadistes présents dans la région – l’EIGS et le JNIM – est évident.
La majorité des troupes et des cadres intermédiaires de ces mouvements terroristes est aujourd’hui formée de jeunes issus de cette communauté, ainsi que certains de leurs chefs, comme le Malien Amadou Koufa ou encore le Burkinabè Ibrahim Malam Dicko, décédé en 2017. Sur le trombinoscope des vingt jihadistes les plus recherchés, largement diffusé par les autorités de Ouagadougou, la quasi-totalité des noms est d’origine peule – cette initiative, source d’amalgame, a d’ailleurs été critiquée par le CISC de Daouda Diallo.
Espèce nuisible
Les origines de cette surreprésentation sont connues et renvoient aux conflits pastoraux, à la compétition pour l’accès à l’eau et aux pâturages, et au sentiment de marginalisation et de déclassement vécu par les membres de cette communauté, en particulier les cadets sociaux. Comme le disait l’ex-président nigérien Mohamed Bazoum, « posséder une kalachnikov et une moto est beaucoup plus gratifiant que de passer ses journées à garder un troupeau ». Et il ajoutait, à juste titre, que « l’aspect religieux est négligeable » chez ces néo-jihadistes. C’est tout sauf un hasard si Amadou Koufa s’est toujours affiché autant comme un protecteur de la communauté peule du Macina que comme un prédicateur, n’hésitant pas à raviver la mémoire des « libérateurs » du XIXe siècle, El Hadj Omar Tall et Sékou Amadou. Un mélange d’exaltation et de victimisation mis à profit, avec autant de cynisme que de perversité, par les chefs jihadistes en fonction de l’axiome suivant : plus l’armée massacre de civils peuls, mieux ils recrutent. Le nœud du drame toxique qui se joue en ce moment est là, au cœur de cette vague de « fulanophobie » qui balaie le Sahel, déborde sur le nord des États côtiers d’Afrique de l’Ouest, pousse ses métastases jusqu’en Guinée et en Centrafrique, et s’accompagne au Mali et au Niger d’un sentiment de rejet de la composante arabe et touareg.
Sur les réseaux sociaux, la peur est la poudre et la haine est la mèche de campagnes
Incendiaires à ce point ethnocides que les autorités de Ouagadougou ont fini par s’en émouvoir et appeler au calme. Les Peuls ont leur chapelet d’Oradour et de My Laï : Ogossagou, Moura, Nampala, Gathi Loumou au Mali, Djibo, Tougouri, Yirgou, Karma au Burkina, massacres impunis commis par des militaires, des VDP et qui cohabitent ou les miliciens de Wagner, pour qui les villageois sont une espèce à rapprocher des moustiques ou des chiens qui aboient la nuit : nuisible. « Les civils collaborent avec les terroristes doivent savoir que nous ne verserons aucune larme pour eux s’ils sont pulvérisés dans le cadre de la riposte des forces armées maliennes, burkinabè et nigériennes », écrit sur son compte X, le 1er décembre, l’activiste pro-juntes Nathalie Yamb. Une phrase terrifiante, quand on sait que la majorité des victimes sont des femmes, des enfants et des personnes âgées pris entre deux feux, une phrase assassine du type de celles qu’éructait la Radio des Mille Collines pendant le génocide de 1994, mais qui est significative de la violence des réseaux sociaux de la haine au Sahel. Le rire des bourreaux a toujours cohabité avec l’odeur épaisse du sang dans ce cercle de l’enfer où les acteurs mobilisent les représentations ethniques pour galvaniser leurs partisans et où chaque camp a ses villages martyrs. À Zaongo, dans le centre-nord du Burkina, début novembre, les civils massacrés par les jihadistes étaient des agriculteurs mossis. À Farabougou, dans la région de Ségou, au Mali, ce sont des chasseurs bambaras que la Katiba Macina d’Amadou Koufa a exécutés le 12 décembre.
Grand remplacement communautaire
Le seul chef d’État de la région à avoir tenté de briser le cycle mortifère du terrorisme, de la répression communautariste et de la vengeance en changeant le paradigme via des politiques d’inclusion n’est plus au pouvoir pour les appliquer. Mohamed Bazoum a été renversé le 26 juillet. Dans une interview accordée à Jeune Afrique quelques semaines avant sa chute, l’ex-président du Niger détaillait sa feuille de route : pas de recours aux milices ethniques du type VDP, l’armée étant seule détentrice de la violence légitime, mise en place de modes de médiation et de filières de réintégration pour les jihadistes repentis, en particulier les jeunes Peuls et Songhaï servant de chair à canon, tolérance zéro concernant les exactions contre les civils. Cette stratégie, qui s’accompagnait d’un renforcement qualitatif et quantitatif des forces de défense et de sécurité commençait à produire de vrais résultats – il suffisait pour s’en convaincre de comparer la situation sécuritaire du Niger avec celles du Mali et du Burkina Faso. Les chefs de l’armée nigérienne y ont vu une volonté de grand remplacement communautaire, au détriment de la composante haoussa, des effectifs et de l’encadrement militaires, et ils ne l’ont pas accepté. Ce fut l’une des raisons parmi d’autres du putsch.
Adage fratricide
Sur les quarante à cinquante millions de Peuls vivant entre le Sénégal et le Soudan, seule une minorité est stigmatisée avec autant de violence qu’au Mali et au Burkina Faso, là où avoir le teint clair et un turban sur la tête vaut d’être considéré comme un suspect à chaque barrage. Là où s’appeler Diallo, Dicko, Sow, Barry, Kane, Ba renvoie, dans la construction imaginaire des boucs émissaires, à l’adage fratricide : « Si tous les Peuls ne sont pas jihadistes, tous les jihadistes sont peuls ». Alors qu’ils sont autant victimes des jihadistes, qui les recrutent de force et exécutent les « traîtres » parmi eux, que les autres communautés. (Lire la suite sur jeuneafrique)
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