Monsieur le président, que pourrais-je vous dire que le lamentable état actuel des Guinéens ne dit pas ? Devant l’horreur et l’indifférence, que vaut encore la parole ? Je voudrais pourtant vous partager ma frustration et mes craintes quant à la situation insoutenable dans laquelle se trouve la Guinée.
Je voudrais surtout m’adresser à votre cœur et à votre intelligence, si tant est que vous demeuriez encore sensible aux souffrances des populations guinéennes et que vous compreniez toute la responsabilité qui vous incombe en tant que président.
Malgré la colère qui m’habite, ma parole se veut avant tout une main tendue : je souhaiterais qu’ensemble nous regardions la déshumanisation ambiante en Guinée et que nous comprenions comment l’espoir mesuré qu’avait suscité votre élection a laissé la place à davantage de désolations.
Car, monsieur le président, on aurait pu croire que votre expérience comme opposant au régime autoritaire de Lansana Conté et l’épreuve inoubliable de la prison nourriraient en vous le désir d’une Guinée différente, en rupture totale avec les modalités archaïques et personnalisées de la gouvernance, marquant ainsi l’avènement d’une société où être humain aurait un sens.
L’espoir était permis que l’opposant que vous étiez portât en lui une authentique volonté du changement. Et donc qu’une fois porté au pouvoir, vous travailleriez dans un esprit de fidélité à l’idéal de renouveau qui animait votre combat en tant qu’opposant. Est-ce me tromper que de vous dire que vous vous êtes trahi ? N’est-ce pas l’expression de cette incompréhensible trahison que manifeste avant tout votre volonté de briguer un troisième mandat ?
Lorsqu’on sait que vous étiez opposé à Lansana Conté quand celui-ci envisageait de modifier la constitution, on ne peut qu’être désarçonné devant votre proposition de reconduire cette même logique que pourtant vous sembliez combattre ! Comment expliquer cette contradiction entre l’opposant que vous étiez et l’homme du pouvoir que vous êtes maintenant ?
Acceptons un instant qu’il soit dans vos prérogatives de faire adopter une nouvelle constitution, pour remplacer celle adoptée en mai 2010. La question ne sera même pas de savoir pourquoi vous le faites à l’approche des élections de 2020. Il faut se demander plutôt : si le bilan de vos deux mandats vous donne la crédibilité de soumettre la « constitution » actuelle a un référendum ?
Mais allons plus loin : dans un contexte politique informel et dominé par l’impuissance du droit, quel est l’intérêt de soumettre à un référendum une constitution qui n’a jamais eu d’effet réel sur la vie des populations? Surtout, monsieur le président, qu’est-ce qu’un référendum dans un pays où les populations ont été dépouillées de leur pouvoir décisionnel ? N’est-ce pas de l’enfumage que de proposer un référendum dans un pays où, justement, la population n’est pas souveraine et où les institutions sont contrôlées et dominées par la volonté arbitraire de ceux qui exercent le pouvoir ?
Il est vrai que sous votre présidence beaucoup d’hôtels ont été construits, mais de quelle utilité ceux-ci ont été aux opprimés du pouvoir : je parle de ces femmes qui accouchent dans des maternités semblables à des abattoirs, de ces Guinéens sacrifiés par un système d’éducation transformé en marché d’ignorance où la maximisation du profit s’est substituée à l’idéal de l’instruction et du savoir, de ces personnes qui ne reçoivent un service dit public qu’au prix d’humiliations et de rapts.
Je vous parle, monsieur le président, de cette grande majorité de Guinéens qui, parce qu’ils sont pauvres ou loin des réseaux du pouvoir, voient leurs vies être abimées sous l’effet des injustices et des inégalités. Oui, votre pouvoir se caractérise par « un relâchement » de l’autoritarisme. Mais, la condition de la population est demeurée la même : misérable et de plus en plus inhumaine. Vous disiez avoir hérité d’un pays sans État. Ce qui montre que vous aviez brillamment compris la situation dans laquelle se trouvait la Guinée à votre prise de fonction. Malheureusement, tout en Guinée porte à croire que nous sommes encore dans cet héritage, que celui-ci est même en voie de devenir une malédiction.
Mais je pense, monsieur le président, que vous marquerez une entrée triomphale dans l’histoire de la Guinée si vous vous donnez pour objectif fondamental de rompre avec cet héritage. Pour ce faire : Commencez par renoncer au projet d’un référendum constitutionnel ; ensuite, essayez d’initier (il n’est jamais trop tard !) un vaste programme de refondation du système politique et social qui viserait non pas à changer la Guinée sous votre présidence, mais à ouvrir au moins la voie pour l’avènement d’un État. C’est peut-être une ambition démesurée, compte tenu du temps qui vous reste à gouverner. Mais, vous pouvez déjà réfléchir à ce qui suit : l’organisation d’un système politique qui rendrait effectifs les mécanismes de contrôle et de surveillance du pouvoir politique ; la mise en place d’institutions qui créeraient et redistribueraient équitablement la richesse nationale ; un projet d’éducation nationale qui viserait à former le Guinéen dans toutes ses dimensions, à la fois humaines, mais aussi techniques. Ce sont des sentiers que je vous propose, monsieur le président. Pourriez-vous commencer par poser la première pierre ?
Pour ma part, je ne doute aucun instant de votre capacité à brasser les cartes, à être indifférent à ces conseillers qui ne défendent que leurs intérêts et à couper court au silence complice de vos ministres qui n’hésiteront aucune seconde à vous lâcher si jamais la situation tournait à votre désavantage. Monsieur le président, regardez l’insoutenable souffrance des Guinéens et sondez votre cœur : Ne laissez pas le pays dans cet état honteux.
Amadou Sadjo BARRY
Professeur de philosophie
Cégep de St-hyacinhte
Québec, Canada