L’économiste Gaël Giraud bat en brèche l’idée que le contrôle des naissances en Afrique est un facteur essentiel de la lutte contre le dérèglement climatique.
L’appel de 15 000 scientifiques destiné à alerter la communauté internationale sur la gravité du dérèglement écologique et sur l’urgence d’agir est une formidable initiative. A juste titre, les signataires de l’appel évoquent la nécessité d’étudier avec sérieux les bornes que la capacité de charge limitée de la planète impose à la croissance démographique. Il serait ridicule de croire que nos écosystèmes sont capables de supporter la pression anthropique d’une quantité infinie d’humains. Ne fût-ce que parce que le corps humain a besoin d’une surface minimale pour se déployer dans l’espace !
La population de l’Afrique va-t-elle quadrupler d’ici la fin du siècle ?
Toutefois, cette remarque de bon sens ne doit pas servir d’alibi pour dissimuler une partie des responsabilités des ménages les plus riches de la planète. Il est tentant, en effet, d’en déduire que la limitation de la démographie humaine devrait être un facteur essentiel, sinon prioritaire, de la lutte contre les effets du dérèglement climatique.
Coupables désignés : les mères du Sahel
Si l’on se situe dans cette perspective, les coupables tout désignés sont les mères qui vivent aujourd’hui dans la bande sahélienne, dont les taux de fécondité n’ont baissé que très faiblement depuis trente ans, contrairement à ce qu’envisageaient les démographes des années 1980, et à rebours de ce qui a été observé un peu partout ailleurs dans le monde durant cette période.
Cette baisse trop légère ayant été plus que compensée par la chute de la mortalité infantile, l’Afrique compte aujourd’hui 1,2 milliard d’habitants et en abritera sans doute un milliard de plus d’ici à 2050. Peut-être comptera-t-elle 4,2 milliards d’habitants d’ici à la fin du siècle. Lutter contre le réchauffement passe-t-il d’abord par l’infléchissement de la courbe démographique africaine ?
La population de l’Afrique devrait doubler d’ici à 2050
« La moitié des émissions de gaz à effet de serre liées à l’activité humaine est le fait des 10 % les plus fortunés »
La réalité, c’est que la moitié des émissions de gaz à effet de serre liées à l’activité humaine n’est le fait que de 10 % de la population mondiale, les plus fortunés – en majorité situés au Nord, mais pas uniquement. Parmi ceux-ci, le centile le plus riche de la planète émet en moyenne 71 tonnes de CO2 et bénéficie d’un revenu annuel moyen de 135 000 dollars (en parité de pouvoir d’achat 2014). En revanche, les 50 % des humains les plus pauvres du globe n’émettent qu’un dixième des gaz responsables du réchauffement d’origine anthropique. Ceux-ci vivent tous avec un revenu annuel moyen inférieur à 8 000 dollars, pour des émissions inférieures à 6,5 tonnes de CO2 per capita.
Où se situe la priorité ? Dans la réforme des habitudes de consommation des plus privilégiés d’entre nous, notamment des 70 millions les plus fortunés, ou dans le contrôle des naissances de 3,5 milliards de personnes qui continuent de vivre avec un revenu voisin du RSA (revenu de solidarité active) français ?
Décarboner nos sociétés
Si chaque humain disposait du revenu mondial moyen actuel, environ 8 000 dollars, les émissions planétaires seraient à peine inférieures aux émissions actuelles. Par conséquent, même si nous parvenions à une société purement égalitariste, nous n’aurions pas résolu le problème du climat. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il ne faille pas s’attaquer aux inégalités ! Mais il faut avant tout décarboner nos sociétés, ce qui passe non seulement par le déploiement des technologies bas carbone, mais aussi par la sobriété de la consommation.
La réduction du train de vie des plus riches, voilà la véritable priorité ! A moins de cela, et quand bien même nous parviendrions à gagner la bataille des inégalités, le chaos écologique provoquera des catastrophes dont les plus pauvres et les classes moyennes sont déjà les premières victimes. Si nous ne modifions pas le couplage entre niveau d’émission et revenu monétaire, alors ce n’est qu’avec un revenu de 6 300 dollars par personne et par an que nous atteindrons la « neutralité carbone » sur une planète égalitaire (avec un niveau d’émission individuel de 4,7 tonnes de CO2, soit un aller-retour Paris-New York par trimestre). Aujourd’hui, 70 % de l’humanité vit encore avec un revenu inférieur à ce seuil. Les 30 % les plus favorisés sont-ils prêts à faire l’effort de réduire leur niveau de vie dans ces proportions ?
La question démographique, épée de Damoclès du développement africain
Quant aux politiques antinatalistes auxquelles pensent peut-être certains pour limiter la pression démographique subsaharienne, il faut rappeler que, si le planning familial permet de favoriser le contrôle des naissances, sa mise en œuvre doit être savamment pensée. L’Inde a tenté de mettre en œuvre une politique de contrôle des naissances extrêmement brutale à partir de 1952 : près de 8 millions de personnes ont été stérilisées ou ont subi une vasectomie, souvent sans leur consentement. Résultat : le taux de fécondité a continué d’augmenter.
Inversement, en Chine, les analyses les plus récentes suggèrent que la contribution de la politique de l’enfant unique (imposée elle aussi avec une grande violence) à la chute de la fécondité des femmes chinoises serait faible. Si, jusqu’à une date récente, le taux de fécondité par femme dans l’empire du Milieu n’était que de 1,7, cela ne semble pas dû d’abord aux mesures antinatalistes imposées par Pékin, mais à la sortie de la pauvreté de 800 millions de personnes. En témoigne la Thaïlande, dont le taux de fécondité a baissé en même temps que celui de la Chine sans qu’aucune politique volontariste n’ait été imposée dans ce sens.
Transformer notre mode de vie
Dans la plupart des pays sahéliens, l’accélération de la croissance démographique depuis une vingtaine d’années est d’ailleurs elle-même concomitante des plans d’ajustement structurel qui, dans les années 1980, ont contribué à désarticuler les services publics, sociaux en particulier, mis en place quelques années plus tôt. La réaction des ménages a consisté à reconstituer la forme de « sécurité sociale » qu’est une progéniture nombreuse.
« C’est aux femmes africaines de décider combien elles veulent d’enfants, quand et avec qui »
Pire encore, le délaissement du secteur éducatif durant cette période a engendré une stagnation voire une baisse de la scolarisation, alors que l’éducation des jeunes filles constitue l’un des facteurs clés des progrès sociodémographiques. Infléchir la courbe démographique sahélienne est un objectif de développement légitime, indépendamment des enjeux climatiques, et les gouvernements de la bande sahélienne l’ont parfaitement compris. Mais le réalisme exige de tenir compte de deux choses
Les politiques qui peuvent être menées pour y parvenir restent d’une efficacité incertaine. Au fond, c’est le développement durable comme tel, dans toute son exigence et sa complexité, qui garantira la reprise ou l’accélération de la transition démographique en Afrique ;
Quoi qu’il en soit, l’impact de ces politiques ne sera pas visible avant une génération. Or c’est tout de suite qu’il nous faut réduire nos émissions de gaz à effet de serre au niveau planétaire.
L’alternative à notre portée consiste donc bien à réduire les émissions des plus riches d’entre nous. Il est possible de le faire sans réduire le train de vie à 6 300 dollars par an, à condition de consentir à transformer radicalement notre mode de vie. C’est à cela – découpler le niveau d’émissions et le revenu des ménages – que l’innovation et l’intelligence collective doivent désormais s’employer.
Gaël Giraud est économiste en chef de l’Agence française de développement (AFD, partenaire du Monde Afrique) et directeur de recherche au CNRS.