Déboulonner oui, mais déboulonner quoi ? La mort de George Floyd met à nu la partie la plus honteuse de l’histoire moderne : la Traite des Noirs et ses innumérables corollaires. L’esclavage, la colonisation, le racisme, les ghettos, les putschs, la détérioration des termes de l’échange, tout cela s’additionne.
Et si l’apartheid a disparu, si un Noir a séjourné deux mandats durant à la Maison-Blanche, il y a encore sur terre des gens que l’on étouffe, rien que pour la couleur de leur peau.
La négro-phobie précède Coronavirus et elle est aussi bien plus virulente, bien plus répandue. Un mal ordinaire que l’on supporte comme l’on supporte le mauvais temps ou le bruit. Le battage médiatique fait autour du meurtre commis à Minneapolis y changera-t-il quelque chose ? Rien n’est moins sûr.
Il reste qu’il pose des questions inédites dans la tête des Africains et des Afro-descendants. Entre autres, celle-ci : peut-on parler de décolonisation alors que les figures qui symbolisent cette sinistre aventure, ont toujours pignon sur rue ? Ne faut-il pas pour ouvrir une nouvelle page de l’Histoire, gommer Rhodes et Gallieni, Nachtigal et Stanley des rues et des places ?
Oui, certainement, la mémoire universelle a besoin d’un petit toilettage pour favoriser le vivre-ensemble qui s’annonce. Mais avant de demander le déboulonnage de telle ou telle statue de Paris ou de Londres, nous, Africains, nous devons balayer devant notre propre porte. Après tout, les Français ont le droit d’honorer Colbert ; les Allemands, Peters, les Belges, Léoplold II, les Portugais, Alphonse V etc. C’est leur histoire, c’est leur gloire ! Ils ont le droit d’en jouir. Mais nous, sommes-nous obligés, 60 ans après les Indépendances, d’avoir un pont Faidherbe à Saint-Louis, une rue Blanchot à Dakar, une Avenue Lattre de Tassigny à Abidjan ? N’est- il pas écœurant que la capitale du Congo s’appelle aujourd’hui encore Brazzaville ? Imagine-t-on une Place Dien-Bien-Phu à Paris ? Une avenue de Waterloo à Bordeaux ? A Londres, on dit Trafalgar square et non Napoléon square !
Et si l’on glorifiait nos propres héros au lieu de dresser des stèles à ceux qui nous ont vaincus ? Des héros, l’Afrique n’en manque pas qu’ils soient du Moyen-Âge ou de notre époque. Mais les héros sont fragiles : ils ne tiennent debout, ils ne traversent le temps que si les nouvelles générations leur tiennent la main. Est-ce que nos enfants ont entendu parler des Khaya- Maghans, de Soundiata Keïta, de Sony Ali Ber, de KolyTenguéla etc. ?
Il y a quelques années, un journal dakarois avait eu la bonne idée de demander aux lycées leur héros sénégalais préféré. Faidherbe était arrivé en tête et El Hadj Omar en douzième position !
Sans mémoire, sans point d’appui psychologique, comment nos enfants pourront-ils faire face aux terribles défis de leur époque ? Il serait pourtant beau, il serait pourtant légitime de prendre l’air Avenue de la reine Pokou, de dîner Place Askia Mohamed, de prendre une chambre d’hôtel boulevard Chango avant de s’embarquer à l’aéroport international Chaka Zulu.
J’aspire à une Afrique revenue à elle-même où les espaces publics seraient hantés non plus par ceux qui nous ont dominés mais par ceux qui sont morts pour nous.
Tierno Monénémbo, in Le Point