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Le Maroc est-il à l’abri d’un soulèvement populaire ?

Une enquête de la BBC montre que près de la moitié des Marocains envisagent d’émigrer et souhaitent un changement politique immédiat.

Sur un balcon surplombant les toits de Casablanca, un homme tire sur sa cigarette et pense au rêve qui lui a été arraché.

Saleh al-Mansouri n’a qu’une vingtaine d’années, mais il sait ce que c’est que de traverser la mer vers l’Europe.

Il a vécu en Allemagne pendant plusieurs années jusqu’à ce que sa demande d’asile soit rejetée et qu’il soit contraint de rentrer au Maroc.

« Les gens y vont pour certaines choses qu’ils n’ont pas ici », dit M. Mansouri. Certaines sont économiques – il parle de vêtements que vous pouvez vous permettre, d’un meilleur style de vie – mais d’autres sont moins tangibles. « Comme la liberté », dit-il, avant d’ajouter : « Il y a beaucoup de choses… comme le respect ».

« Il n’y a pas de soins ici au Maroc pour la population. C’est le manque de soins qui fait migrer les gens. »

Près de la moitié des Marocains envisagent d’émigrer. La proportion est en forte hausse après une décennie de crise, selon un sondage pour BBC News Arabic.

L’enquête, qui couvre le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord en 2018 et 2019 et a été réalisée par le réseau de recherche du Baromètre arabe, soulève une question intrigante : le Maroc est-il en passe de connaître des troubles ?

Les manifestations anti-gouvernementales au Soudan et en Algérie ont conduit à un changement politique en avril dans ce qui a été surnommé le Printemps arabe 2.0.

Alors que la chute d’Omar al-Bashir au Soudan et d’Abdelaziz Bouteflika en Algérie a choqué la plupart des gens, les indices étaient déjà présents dans l’enquête de la BBC News Arabic.

Des mois avant que les manifestations ne précipitent la chute de leurs gouvernements, les populations soudanaises et algériennes donnaient des réponses lors de l’enquête montrant qu’ils étaient en colère, craintifs et désespérés.

Les trois quarts des Soudanais ont déclaré que leur pays était plus proche de la dictature que de la démocratie, le score le plus élevée de la région. En Algérie, il était de 56%, troisième derrière la Libye.

Près des deux tiers des Algériens ont déclaré que les dernières élections dans leur pays n’ont pas été libres ou équitables. Seulement un quart des Soudanais et un tiers des Algériens pensent que la liberté d’expression existe dans leur pays.

Un autre pays s’est distingué dans les données – le Maroc.

Le désespoir et la frustration

La plupart des endroits sondés indiquent un désir de réforme graduelle. Mais au Maroc, la moitié des personnes interrogées souhaitaient un changement politique immédiat.

« Il y a un réel sentiment de désespoir et de frustration chez les jeunes », affirme le journaliste et militant de l’opposition Abdellatif Fadouach.

Environ 45% de la population a moins de 24 ans et, sur la plupart des questions, le pays est déchiré par une fracture générationnelle.

Environ 70% des adultes de moins de 30 ans souhaitent émigrer contre 22% des quadragénaires. Alors que la moitié des plus de 60 ans ont une opinion positive du gouvernement, ce chiffre est de 18 % chez les 18-29 ans.

Le printemps arabe a donné aux jeunes gens l’espoir que la société marocaine subirait ce même changement.

Le Maroc est une monarchie et après les protestations qui ont éclaté en 2011, le roi Mohammed VI a annoncé un programme de réformes.

S’en prendre aux élites politiques

Le favoritisme sur le marché du travail empêche une véritable économie de marché, dit-il, notant que les possibilités d’emploi – comme l’obtention d’une licence pour un taxi ou un permis de pêche – sont des cadeaux des politiciens au pouvoir et du Palais royal.

« Même une lueur d’espoir pour demain est malheureusement écourtée et les choses redeviennent comme avant », dit-il.

L’appétit est là pour se retourner contre l’élite politique, croit-il. « A tout moment, le Maroc peut être témoin de ce qui s’est passé en Algérie et au Soudan et avant en Syrie ou en Egypte, en Libye ou en Tunisie. »

Parlez à la génération plus âgée et vous entendez un désir de continuité.

Abdallah Al-Barnouni est un comptable retraité vivant à Casablanca. Il ne partage pas l’empressement de la jeune génération pour un changement immédiat :

« La génération d’aujourd’hui, les enfants d’aujourd’hui, ils veulent y arriver rapidement. Ils veulent tout rapidement – la voiture, la maison, le travail, ils veulent rapidement atteindre un niveau de vie élevé. »

Il n’y a aucun signe de soulèvement violent. Du moins, pas encore. Une nouvelle constitution a été introduite, élargissant les pouvoirs du Parlement et du Premier ministre, mais laissant au roi une large autorité sur le gouvernement. Nombre des réformes promises n’ont jamais été pleinement mises en œuvre, dit M. Fadouach.

Les présidents renversés depuis le début des soulèvements arabes

  1. Le Président tunisien Zine al-Abidine Ben Ali a quitté ses fonctions le 14 janvier 2011
  2. Le président égyptien Hosni Moubarak a été balayé du pouvoir le 11 février 2011
  3. Le président libyen Mouammar Kadhafi a été tué le 20 octobre 2011
  4. Le président yéménite Ali Abdullah Saleh a été évincé le 27 février 2012
  5. Le Président algérien Abdelaziz Bouteflika a démissionné le 3 avril 2019

Le président soudanais Omar el-Béchir a été renversé le 11 avril 2019Mais l’enquête indique que les Marocains étaient fortement impliqués dans les manifestations pacifiques, en soutien au Yémen et les territoires palestiniens, des endroits ravagés par la guerre ou les conflits.

 

Plus d’un quart des personnes interrogées ont déclaré avoir participé à une manifestation, une marche ou un sit-in pacifique. Plus largement, le Maroc est un pays et une culture en mutation.

Le nombre de Marocains se décrivant comme non religieux a quadruplé depuis 2013 – le taux le plus rapide de la région.

Les manifestations contre la corruption et le chômage ont secoué le nord du Maroc marginalisé en 2016 et 2017 dans le cadre d’un mouvement connu sous le nom de Hirak Rif.

Des milliers de personnes sont descendues dans la rue et des centaines ont été arrêtées. D’autres manifestations ont eu lieu en avril de cette année lorsqu’un tribunal a confirmé les 20 ans de prison infligés aux dirigeants du mouvement.

En Tunisie, la grogne sociale s’intensifie à travers le pays

La BBC a contacté le gouvernement marocain pour commenter les résultats de l’enquête, mais n’a pas reçu de réponse.

Au Soudan et en Algérie, le mécontentement populaire a commencé dans les régions pauvres avant de s’étendre à la capitale. Cela pourrait-il se reproduire ?

« C’est très difficile à prédire », explique Abderrahim Smougueni, journaliste pour TelQuel Arabi, un hebdomadaire marocain. Certains des mêmes ingrédients existent au Maroc.

« Il y a du mécontentement populaire et de la frustration face au gouvernement et au premier ministre. »

Les gens s’attendaient à ce que le gouvernement lutte contre la corruption, dit-il. Au lieu de cela, ils ont décidé d’appliquer des impôts à la classe moyenne, aliénant ainsi un segment clé de la population.

Cependant, il existe des différences cruciales. Le Soudan et l’Algérie ne sont pas des monarchies.

L’armée fidèle au Roi

Au Maroc, cependant, l’opinion générale était que le roi se tenait au-dessus de la politique et agissait comme un frein à tout soulèvement populaire. La question est de savoir si cette situation va perdurer…

« Quoi que les gens pensent du gouvernement, ils font confiance au roi », dit M. Smougueni. D’autres disent que c’est moins clair. « Avant [le printemps arabe], il y avait un consensus autour de la monarchie », avance M. Fadouach. « Mais aujourd’hui, cette foi en la monarchie pourrait ne pas persister. »

Contrairement aux autres pays arabes qui ont connu des soulèvements, le Maroc est une monarchie dirigée par le roi Mohammed VI.

L’ampleur des protestations contre Omar El-Bashir a été telle que les puissantes forces militaires soudanaises ont destitué le président lors d’un coup d’État et ont commencé une violente répression contre les manifestants. Mais au Maroc, l’armée semble loyale au roi.

Pour M. Smougueni, il ne s’agit pas encore d’un mouvement populaire, mais plutôt d’une série de protestations sporadiques et de grèves sur la réforme dans des secteurs spécifiques de l’économie comme la santé et l’éducation.

Pourtant, une région qui, pendant des années, semblait imperméable au changement, est aujourd’hui définie par l’instabilité.

Depuis le début du printemps arabe en décembre 2010, au moins une demi-douzaine de pays ont vu leur président tomber ou la guerre éclater.

En d’autres termes, les protestations populaires peuvent se répandre comme une traînée de poudre dans le monde arabe. Et il n’y a aucune garantie que cela se termine bien dans certains pays.

Drapeau rouge

Le Maroc n’a pas encore eu son moment marquant du printemps arabe – le mouvement de protestation du 20 février 2011 n’a pas conduit à un changement fondamental. Le roi tire toujours les ficelles et les réformes politiques ont été limitées.

Michael Robbins, du Baromètre arabe, est prudent quant à l’idée d’un renversement de la monarchie. Mais les données devraient déclencher un signal d’alarme pour le gouvernement marocain, dit-il.

« Les Marocains – en particulier la jeune génération – sont plus susceptibles de vouloir une réforme rapide que les citoyens d’autres pays. Ils semblent aussi plus près d’avoir une étincelle pour les galvaniser ».

Si le Maroc n’est pas au bord du gouffre, il est à la croisée des chemins. Tout dépend maintenant de ce que la jeunesse exige de leur roi et de son gouvernement.

 

Par Bbcafrique

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