Commençons par décoloniser l’assiette. C’est là qu’il se trouve, le véritable enjeu de notre libération. Pas dans les micros sonores, pas dans les discours grandiloquents, pas dans les postures idéologiques.
L’homme dans la main duquel tu manges, c’est celui-là ton maître. Voilà soixante ans et plus que nous sommes indépendants et nous mangeons toujours dans la main de l’homme blanc puisque c’est celui-là notre maître. Le piège de la nourriture : le piège de la faim, le piège le plus fin, le piège sans fin pour reprendre le titre du formidable livre de mon grand-frère, Olympe Bhêly-Quenum !
Je vous dis que nous restons pieds et poings liés malgré la devise et le drapeau, la Cadillac du président et notre présence aux Nations-Unies. Et ce ne sont plus les baillons et les chaînes qui nous entravent, mais un petit truc de rien du tout, un petit truc à quatre sous que l’on trouve à tous les coins de rue : le pain. Car si cet aliment est vital en France, en Italie et ailleurs, chez nous il représente un véritable poison économique et social.
Au fond, rien de nouveau sous les doux cieux de Guinée : on continue de nous mener par la baguette, fût-ce celle du boulanger. Baguette, tu nous saignes, baguette tu nous ruines, baguette tu nous coûtes les yeux de la tête ! Nos experts ont-ils calculé le nombre de milliards que nous payons chaque année aux Grands Moulins de Paris pour casser la croûte ? Et si au lieu de casser la croûte, nous rompions la galette de mil ?
Nos agronomes ont-ils évalué la dramatique concurrence que le blé inflige à notre igname, à notre taro, à notre manioc, à notre niébé, à notre banane plantain ? Il y a maintenant des décennies que j’écris des articles sur cette question sans que nul ne me prête l’oreille.
Quitte à me répéter pour la millième fois, l’exemple du Brésil est là. En devenant indépendant en 1821, la première décision de ce pays fut d’interdire le pain et le vin. Sur les tables de Rio de Janeiro, on ne sert pas du pain, mais de la farine de manioc. C’est sans doute pour cela que le brésil est devenu la 3ème puissance agro-alimentaire du monde après les USA et la France.
Le marché agricole guinéen appartient au paysan guinéen. Il est temps de le lui rendre.
Ensuite, décolonisons la géographie. Basse-Guinée, Moyenne-Guinée, Haute-Guinée et Guinée Forestière ne correspondent à rien de significatif dans notre mémoire collective. Ces notions incongrues auraient dû disparaître de notre vocabulaire dès le 3 octobre 1958. C’est le colonisateur qui les a inventées en descendant du bateau. C’est lui qui nous a fait croire que la première était le pays des Soussous, la seconde, celui des Peuls, la troisième, celui des Malinkés et la quatrième, celui des Forestiers.
Savez-vous que Coyah en langue malinké signifie « là où il y a le sel. » Savez-vous que les habitants de Forécariah sont des Malinkés, originaires de Kankan et de ses environs, bref des Maninka-Mori, d’où le nom Moréyah. Savez-vous que les Peuls ont habité les régions de Boké, Boffa, Fria, Télimélé et Gaoual bien avant d’atteindre Tougué, Mamou et Labé ? Savez-vous que depuis des siècles, des Malinkés vivent dans les régions de Beyla, Kissidougou, Macenta, Nzérékoré et autres et que c’est leur brassage avec les autochtones qui a donné les Koniankés et les Tomas-Manian ? Savez-vous que Porédaka, le nom de mon village natal vient du baga ? Savez-vous qu’en Basse-Guinée, il existe plein de villages où l’on parle poular et qu’à l’inverse, en Moyenne-Guinée, plein d’autres où l’on parle soussou ou malinké ? Que dire des Peuls du Ouassoulou ou de ceux de Faranah, de Bissikrima ou de Dinguiraye ? Des Kissis de Faranah, des Guerzés de Beyla ?
En arrivant en Afrique, l’Européen savait que pour réussir sa colonisation, il fallait d’abord qu’il invente sa propre géographie. C’est ainsi que Siguiri a éclipsé Niagassola, Mamou, Timbo, Pita, Timbi-Touni ; Conakry, Boké etc.
Trêve de slogans et de protestations, rien de plus facile que de décoloniser la Guinée, il suffit juste de modifier les cartes : celle du menu et celle du territoire.
Tierno Monénembo, in Le Lynx