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Dette climatique ou survêt Adidas : comment les pauvres dépensent mieux l’argent qu’on l’imagine

De nombreuses études randomisées sont désormais formelles : le transfert direct d’argent aux citoyens des pays du Sud est efficace économiquement.

Si la dette climatique est la notion-clé des négociations de la COP29 à Bakou, qui entament leur deuxième semaine ce 18 novembre, le versement de cette dette pensée pour compenser le réchauffement climatique causé par les pays du Nord enlise toujours les discussions du fait d’une idée reçue tenace.

Ce que l’on croit parfois…

C’est que compenser la dette climatique est compliqué à mettre en place, voire voué à l’échec. Si les chiffres sont là (l’empreinte carbone d’un habitant relativement riche des États-Unis est 120 fois plus importante que celle d’un habitant pauvre en Afrique), et si le principe d’un mécanisme de compensation a fait date sur le papier en 2023, lors de la COP 28, c’est plutôt au niveau du passage à l’acte que cela patine sur la scène internationale. À l’argument du risque de corruption à l’échelle des États, la Nobel d’économie Esther Duflo objecte pourtant que l’on peut transférer directement l’argent de la compensation climatique aux victimes exposées à l’impact du réchauffement climatique pour leur permettre de financer les coûts d’adaptation au réchauffement. Mais dans les imaginaires au Nord, ces mécanismes de transfert direct d’argent laissent sceptiques, notamment parce que l’on s’imagine que les pauvres ne sont pas en mesure de faire les choix pertinents pour dépenser les fonds à bon escient. C’est peu ou prou la version Nord-Sud par temps d’urgence climatique des polémiques franco-françaises récurrentes sur l’argent des allocations familiales ou l’allocation de rentrée scolaire, que les foyers les plus démunis dilapideraient dans des écrans plats ou autre « survêt Adidas à 600 balles ».

Alors qu’en fait

Esther Duflo faisait valoir en avril 2024, auprès du G20 réuni à Rio de Janeiro au Brésil, que transférer de l’argent directement aux populations concernées est techniquement à notre portée. Pour l’économiste spécialiste de la pauvreté, l’obstacle majeur aux transferts directs n’est pas l’infrastructure financière pour connecter les familles à l’argent – qui se construit, soutient-elle – mais bien l’idée que dans l’imaginaire collectif, au Nord, plus on est démuni, moins on sait utiliser son argent.

Car des études désormais nombreuses existent, pour mesurer l’impact de cette innovation financière et des transferts directs auprès des communautés et le versement d’argent aux citoyens. Elles montrent toutes non seulement un effet positif, mais de surcroît un effet bien supérieur à d’autres leviers de la boîte à outils du développement, comme l’aide à la formation par exemple. Parmi d’autres, mises en valeur par Esther Duflo lorsqu’elle milite pour un changement de paradigme, on peut citer deux études en particulier, qui ont permis de prendre du recul sur les retombées concrètes du versement direct auprès de la population :

des chercheurs de Berkeley, San Diego et Princeton, aux États-Unis, notamment (Dennis Egger, Johannes Haushofer, Ted Miguel, Paul Niehaus et Michael Walker, ont mesuré en 2018 l’impact de ces transferts au Kenya. Et montré par exemple (dans un article publié en 2022 par une revue académique d’économétrie après validation entre pairs) que plus de deux ans après le versement de l’argent, 1 000 dollars dépensés s’étaient transformés en 2 500 dollars d’impact économique global… avec une hausse des revenus, y compris pour des gens qui n’avaient pas reçu d’aide directement.

un économiste de San Diego et un chercheur de Georgetown, aux États-Unis toujours, ont piloté cette même année 2018 une autre étude au Rwanda (aux résultats accessibles ici), qui révèle que quand on compare l’impact par dollar dépensé entre l’éducation des populations et le transfert d’argent direct, on voit finalement que l’éducation améliore seulement la capacité à faire des affaires, alors que les transferts d’argent augmentent concrètement la consommation, les revenus ou encore la santé.

Les références

La plateforme de l’ONG Givedirectly, citée par Esther Duflo par exemple dans une tribunal pour le journal Le Monde, recense de nombreuses études randomisées qui montrent ainsi non seulement l’impact positif des transferts d’argent aux populations, mais encore la capacité des citoyens ordinaires à faire bon usage de ces fonds.

Et il en va de même pour les micro-arbitrages des foyers populaires en France : depuis 2010 et la thèse de la sociologue Ana Perrin-Heredia, on sait désormais avec assurance et étude empirique à l’appui que contrairement aux idées reçues, les pauvres, en France, ont un usage rationnel de l’argent et des allocations qu’ils touchent. La sociologue, qui a développé la notion d’épargne populaire, montre ainsi que même lorsque les familles démunies stockent massivement (dans les congélateurs, les placards, ou pour se permettre de petits extras achetés à l’avance lors de promotions en magasin) au lieu d’épargner sur un compte en banque, c’est parce qu’elles font preuve d’une rationalité gestionnaire, et maîtrisent leurs dépenses.

La chronique d’Esther Duflo en avril 2024 sur France Culture, au moment où elle intervenait devant le G20 pour défendre, le 17 avril 2024, l’idée de taxer les 3 000 personnes les plus riches de la planète à 2% de leur fortune.

 

Par  radio France