Tribune. De quelle manière le discours métamorphose-t-il les relations qui se tissent ente Alpha Condé et les Guinéens ? Comment le Président se met-il en scène tel un acteur de théâtre politique ? Que se trame-t-il dans les coulisses de son adresse à la Nation ? Ce sont là, entre autres, quelques questions que nous allons essayer d’élucider ; en posant en filigrane, comme jalon de notre réflexion, que la présentation de soi est tributaire de la fonction sociale et des données situationnelles. Sans pour autant nous laisser prendre au piège par la représentation illusoire des mots, nous considérons d’emblée qu’entre un orateur politique et son discours se dresse l’abîme ; ce qui signifie, en d’autres termes, que la parole politique n’est guère transparente au monde. Ainsi, tout se passe comme si, dire la vérité était inhérent à l’individu et non pas à l’homme politique, ce qui explique peut-être en partie le dédoublement énonciatif d’Alpha Condé qui navigue constamment entre la référence à son histoire personnelle, le rappel de ses fonctions étatiques et la plénitude de l’orateur dans la réaffirmation d’un semblant d’humanité.
Construire une image crédible de soi
D’entrée de jeu, il important pour nous de préciser que, ‹‹ La vérité que le sujet croit être celle du monde est encore un double de sa vérité qui lui restait obscure. Il se dit sans le savoir, affirmant universelle une vérité qui demeure partielle et sienne ››, (Luce Irrigaray 1985 : 14). Sur la base de cette idée, servant d’éclairage à notre réflexion, nous allons donc nous attarder, dans les lignes suivantes, à l’examen de l’allocution présidentielle, là où Alpha Condé se veut homme politique légitime. En se posant dans le discours comme moi, le Président annonce ce qu’il a fait, ce qu’il est ou ce qu’il a été. Ainsi, se donne-t-il en spectacle selon différentes postures théâtrales, qui laissent entrevoir la façon dont le sujet politique s’expatrie de son discours pour se réincarner dans l’instance actrice en affirmant : J’ai eu comme seule et unique préoccupation l’intérêt de la Guinée et des Guinéens. Tout au long de ma vie, j’ai toujours mis au centre de mes préoccupations, l’intérêt de la Guinée. Durant mes longues années d’opposition où dans mes combats politiques, de même que dans mes fonctions de Président de la République.
Dans l’interstice de l’extrait précédent, tout se passe comme si, en grand humaniste, Alpha Condé ne s’était jamais préoccupé de lui-même mais toujours des autres, c’est-à-dire des Guinéens. Par-delà cette représentation illusionniste, le Président s’évertue à embellir le bilan de son mandat écorné par la situation sociale qui sévit en Guinée. L’enjeu est que la croyance populaire appréhende ce qu’il dit comme une marque de sincérité. Ainsi, clame-t-il le “retour de la Guinée dans le concert des nations”, “la crédibilité de la Guinée auprès des organisations internationales”, “la stabilisation de la dette”, “la restructuration de l’armée”, entre autres. Mais après tout, on ne peut guère s’empêcher de rappeler au Président ce qu’il feint ne pas connaître : pas d’eau à la pompe chez les habitants du “Château de l’Afrique Occidentale”, alors que cette denrée coule à flot dans les robinets de bon nombre de pays sahéliens. Bien au-delà de ce bilan catastrophique, pas d’électricité dans la Cité, les ordures ménagères n’ont guère été ramassées, les routes sont en mauvais état, la mauvaise gestion perdure, et entre autres choses, désordre et anachronisme se disputent dans les couloirs des arcanes du pouvoir. Ainsi, le Président gouverne-t-il par effet d’annonces sans prolongement, dans le cas contraire le TGV Conakry-Bobo Dioulasso serait déjà opérationnel.
L’image d’un homme politique humaniste
Dans le processus entraînant le retour de la parole d’Alpha Condé sur elle-même, le monde intérieur de l’acteur politique se réfugie dans la posture d’un bilan laudatif. Il en résulte que le Je (u) du Président, qui a la jouissance de son image personnelle, ressemble à ce regard qui s’ouvre et se ferme sur le spectacle d’un monde idyllique. Progressivement le profil psychologique de l’acteur de théâtre politique aux visages multiples émerge sous nos yeux, car l’être et le paraître du Président se déploient dans l’espace énonciatif en vue d’insinuer que “Toute ma vie, tout le long de mon histoire personnelle et de mon parcours, j’ai été à l’écoute de mon peuple et en phase avec lui”. L’orateur semble ainsi donner de lui-même l’image d’un Président dont le pouvoir est étroitement limité par celui du peuple. C’est ainsi qu’il simule une sorte d’humilité, en se représentant soi-même comme “un homme au service des Guinéens” dont le ressort idéologique vise à faire admettre qu’il n’existe guère de fossé entre les aspirations du peuple et les siennes propres. Alpha Condé tente ainsi de sauver sa face, définit par Erving Goffman (1974 : 9) ‹‹ comme étant la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours du constat particulier ».
La stratégie d’Alpha Condé consiste à passer constamment du sujet individuel qui “ne s’est préoccupé que des autres et jamais de lui-même”, au sujet politique qui a apporté le plus grand bonheur aux Guinéens. Dans cette métempsychose ou transmigration de l’âme entre deux figures du même, les mots du Président se construisent autour des valeurs de constance et de continuité, comme si, en bon républicain, il se pliait lui-même à un ordre idéologique établi par avance. Ainsi, répète-t-il sans cesse : “J’appartiens à une génération qui s’est mobilisée très tôt pour la libération de notre continent, la dignité et la fierté des peuples d’Afrique parce que nous croyons profondément à la justice, à la liberté, à l’égalité entre les hommes, à l’égalité entre les peuples” et encore “dans ma génération politique, tous les combats ont été menés et gagnés dans la sérénité“.
En arrière-plan de cette figure idéale de la lutte politique, se trame la tendance à réaffirmer l’image “d’opposant historique” dont il se targue. Pourtant, il ne s’agit là en réalité que d’un masque opportuniste, qu’Ansoumane Doré avait promis de dévoiler. Tout cela laisse supposer que le Président guinéen est anachronique car ces paroles, reprises dans un éternel recommencement, montrent qu’il n’a jamais évolué dans les idées. Alors qu’on est au vingt-unième siècle, lui, ressasse dans ses discours les idées des années soixante de la période des indépendances africaines. On peut citer en exemple “C’est la France qui a empêché la Guinée de se développer” ou pendant les émeutes de la faim un peu partout dans le monde, lui clame : “Ce sont les commerçants qui rendent la vie chère“. Dans ce cas, il n’est guère étonnant que le Président propose un retour au galop du ravitaillement à Conakry, comme cela était de règle dans la période d’antan. C’est ainsi que le nouveau Président nous a gratifié de l’idée génialissime de reprendre la Guinée là où son mentor l’a laissée comme si, entre la mort de l’Autre et l’arrivée de notre Professeur-bien-aimé, Chronos, Dieu du temps, avait mis son compteur à zéro dans l’attente de notre Saint-sauveur national. Finalement chaque fois que le Président guinéen prend la parole, son discours atteste que, pendant des décennies, il a mobilisé tous ses efforts pour accéder au pouvoir sans avoir pris la peine d’écrire au préalable un projet de société pour la Guinée.
En bon témoin le peuple sait apprécier
Le discours d’Alpha Condé n’a d’autre visée que de scintiller dans l’éclat de son être ; c’est pourquoi l’ostentation du Je(u) avec son histoire personnelle, son itinéraire vers la vérité et vers la félicité vise à soigner son image et à sauver sa face afin qu’il apparaisse au grand jour comme le parangon de la moralité, le bon serviteur du peuple. On peut citer en exemple l’extrait suivant : Comme chacun le sait, j’ai toujours lutté pour une Guinée indépendante, juste et solidaire où chaque citoyen peut s’épanouir dans un environnement de paix, de sécurité et de respect de ses droits fondamentaux et où les droits de chacun vont avec ses devoirs vis-à-vis de la société. Dans la mesure où la tonalité de l’appel à la Nation s’ancre dans le champ de l’égocentrisme, tout porte à penser que ce lyrisme du Président oscille entre un cynisme désavoué et un sentimentalisme trompeur. Car, il n’est un secret pour personne, même si on ne se livre pas à un recensement des morts durant les deux mandats d’Alpha Condé, des morts non élucidées, pour ne pas parler d’assassinat politique, il apparaît clairement que le Président guinéen affirme exactement le contraire de ce qui a cours dans la Cité. L’image de l’homme politique aux multiples visages, qui se veut sincère en requérant le témoignage des Guinéens “Comme chacun le sait” ou “vous le savez tous” prend alors une dimension importante dans la construction d’aura de soi et l’intervention de masques destinés à valoriser sa personne. Selon Dominique Labbé (1983 : 98), ‹‹ La mise en valeur de soi-même est la grande règle du discours politique puisqu’il s’agit d’avoir l’adhésion du peuple ››. On retrouve subtilement les jeux de miroirs qui déplacent constamment Alpha Condé dans son discours comme s’il se contemplait dans l’action. Dans cette mise en scène, les mots du discours de l’orateur transportent les projets de son moi écorné par les avatars politiques. C’est ce que Kerbrat-Orecchioni (1989 : 171) définit comme “l’ensemble des images valorisantes que l’on tente, dans l’interaction, de construire de soi-même et d’imposer aux autres”.
L’image d’un humaniste au chevet des siens
Cette autre figure du Président se décline dans la séquence suivante : “Je voudrais adresser, en cette circonstance, un message de confiance et d’espoir à notre jeunesse : jeunes de Guinée, quelles que soient les difficultés, votre avenir est ici en Guinée. Je voudrais vous rassurer en tant que gouvernant que notre préoccupation est la jeunesse et notre devoir est de lui garantir son avenir.” On s’en souviendra que, sur TV5 Monde, Alpha Condé interpelé par une journaliste sur l’immigration massive des jeunes guinéens en Europe, avait répondu banalement « qu’ils n’étaient pas les seuls à se livrer à cette pratique ». Ainsi, tout se passe comme si le Président, qui n’assume guère ses responsabilités face à l’évidence d’une situation, faisait tout d’un coup volte-face en considérant les problèmes de la jeunesse guinéenne comme sa principale préoccupation. Il n’est point utile de rappeler ici les données statistiques concernant les jeunes guinéens qui, en désespoir de cause, se lancent dans des bateaux pour rallier l’Europe. L’état de délabrement total du système éducatif guinéen et le manque de perspective en terme d’emploi en sont les causes.
La face est une image du moi qui se décline selon certains attributs sociaux comme par exemple, lorsque le Président affirme : « J’ai partagé avec vous les premières années difficiles de mon mandat. Tout n’a pas été parfait. Mais soyez rassurés que chaque décision que j’ai dû prendre l’a été dans l’intérêt de la Guinée et des Guinéens ». Comme cela se voit, tout en feignant reconnaître les ratés de ses deux mandats, Alpha Condé caparaçonne la figure du Président solidaire de son peuple qui a tant souffert. En affirmant : “Nous le savons tous, notre pays vient de loin avec un héritage lourd“, le Président insinue l’idée d’un passé négatif qui a des incidences dans le présent. Cette posture auctoriale du Président consiste à conférer au présent une image idyllique tandis que l’enfer se situe derrière les Guinéens. Or l’appréciation de la situation guinéenne ne devait ni porter sur la seule scrutation du passé ni sur la contemplation du présent, mais sur la volonté d’élucider la relation qui se tisse entre ces deux espace-temps. C’est ainsi que, dans son discours, le Président donne l’impression que tout va bien dans le pays ; même en période de crise sanitaire, son gouvernement était en première ligne dans “la lutte contre Ebola et l’amélioration de notre système de santé“, alors que dans les faits, cette épidémie a sévi en Guinée dans l’indifférence totale des gouvernants. D’ailleurs, une ironie collective propagée comme une trainée de poudre laissait entendre dans la foulée qu’Alpha Condé avait provoqué l’épidémie d’Ebola pour éliminer ses opposants.
Du griot laudateur à la délégation des responsabilités
Si tous les aspects évoqués précédemment retiennent notre attention, plus intéressante est la posture laudative du Président. En encensant les Guinéens tout au long de son discours, le Président endosse le chapeau du griot qui souffle aux oreilles de ceux à l’écoute des choses qui enflent la vanité. Ainsi, clame-t-il “C’est l’occasion pour moi de rendre hommage à toutes et à tous pour les sacrifices consentis, sans lesquels tout cela n’aurait pas été possible. Dans le sens d’Aristote, on peut établir la différence entre Biens louables et Biens honorables ou pour faire plus simple on dirait en substance : entre éloge et flatterie. C’est dans ce sillage que le Président rassure les Guinéens de sa disposition à être à l’écoute et à respecter leur droit. Ainsi déclare-t-il : Avant toute prise de position personnelle, j’ai le devoir d’écouter tout le monde“. Toutefois, même si “Tout sujet peut être discuté dans une démocratie“, le Président se garde bien de prononcer référendum et troisième mandat. En affirmant : “j’instruis le Premier Ministre, Chef du Gouvernement, d’initier des consultations avec les institutions de la République, les partis politiques, les syndicats, les organisations de la société civile pour recueillir les avis des uns et des autres dans un échange ouvert sur les différentes questions pour que le débat porte sur les arguments et les recommandations”, Alpha Condé délègue ainsi, des responsabilités difficiles à assumer, à son gouvernement qui a l’obligation morale de lui rester fidélité.
Supercherie dans la délégation de pouvoirs
En confiant à son Premier Ministre, Chef du Gouvernement, la charge du dialogue politique et social, Alpha Condé exprime sa confiance et lui apporte “soutien pour les consultations que je lui ai demandés de conduire”. Mais ce qui ne passe pas inaperçu dans la déclaration du Président, c’est la supercherie qui se cache derrière la délégation des pouvoirs au gouvernement. En effet, pendant que, le Président qui se proclame “Premier Magistrat du pays, garant des libertés publiques et des droits fondamentaux des citoyens” délègue à son Premier Ministre la responsabilité de conduire un dialogue national, les “consultations” dont il parle souffrent d’une imprécision notoire. En effet, on ne peut guère s’empêcher de se demander de quoi s’agira-t-il réellement dans les faits et en acte. La réponse à cette question se retrouve dans le discours du Premier Ministre, Monsieur Kassory Fofana, qui affirme : “Le rôle qui me revient dans cette démarche est ainsi d’écouter chacun et tous et d’en rendre compte fidèlement à M. le Président de la République”.
En d’autres termes, la mise en route de cette consultation vise deux objectifs : i) simuler un dialogue national creux permet d’une part de décrisper l’ambiance politique qui est on ne plus tendue en ce moment et d’autre part cela permet au Président de gagner du temps ; ii) ces consultations répondent aussi à une stratégie bien réfléchie, car elles permettent à Alpha Condé de poser le diagnostic de la situation politique et d’avoir une bonne lecture des différentes tendances qui se dessinent dans le pays. Se dégageant à son tour de toutes responsabilités, le Premier Ministre tient à préciser : “Ma mission n’est pas d’engager des négociations ou de conduire un dialogue à proprement parler, mais d’être une interface entre les acteurs de la vie nationale et le Chef de l’Etat pour appréhender les grandes tendances de l’opinion publique et avoir ainsi une bonne lecture des différentes attentes”.
Tel un jeu de ping-pong, tout se passe comme si le chef de l’Etat guinéen et son Premier Ministre se renvoyaient constamment la balle. Cela donne une impression vague de désespoir dans la mesure où les deux acteurs politiques donnent le sentiment qu’ils n’ont guère les mains suffisamment solides pour tenir correctement la patate chaude. Pendant ce temps, tous les autres hommes politiques du pays ainsi que le peuple de Guinée dans son ensemble se demandent à quel Saint se vouer. La seule certitude en est que, dans ce méli-mélo, Alpha Condé a mis en œuvre ce qu’il sait le mieux faire : l’art de la manipulation. Le Président, qui avance masqué, adopte la stratégie d’un homme à visages multiples, c’est-à-dire qu’il met en pratique tous les ressorts de la duplicité. Toutefois une incertitude demeure quand même : que nous réserve l’avenir et quel esprit, éclairé et bien malin, saura apporter aux Guinéens les bonnes réponses à ces questions ? Dans cette situation on ne peut plus complexe, il revient aux Guinéens de dormir les yeux ouverts pour ne pas se laisser prendre au piège par celui qui, comme un acteur de théâtre revêt un autre visage chaque fois qu’il sort des coulisses. En attendant l’éveil de la conscience patriotique et citoyenne, pourvu qu’Alpha Condé n’ait pas déjà pris une longueur d’avance sur nous.
Alpha Ousmane Barry
Professeur des Universités
Réseau Discours d’Afrique