L’implication de la CEDEAO dans le processus électoral guinéen s’est toujours limitée aux aspects techniques liés à l’audit du fichier électoral et au déploiement d’observateurs pour s’assurer du bon déroulement du vote.
Ce qui est tout à fait conforme aux dispositions relatives au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité. Mais, les violences qui accompagnent les campagnes électorales et les pratiques récurrentes de contestation des résultats du vote obligent à se demander si l’organisation sous-régionale ne devrait pas redéfinir son implication à la lumière de la problématique plus large de la crédibilisation et de la sécurisation du processus électoral.
Bien qu’un tel élargissement de sa mission pourrait entrer en conflit avec le principe de la souveraineté des États membres, la question est de savoir comment l’implication de la CEDEAO peut prévenir les violences électorales et sécuriser les résultats du vote.
Analyse de la conflictualité électorale en Guinée
Depuis l’instauration du multipartisme en 1990, la Guinée s’est dotée d’institutions politiques et juridiques destinées à rendre l’espace politique plurielle et à arbitrer pacifiquement les luttes pour la conquête du pouvoir. Or, si la Guinée a rompu, dans les faits, avec le système de parti unique, il demeure que les élections multipartites n’ont pas eu pour effet de démocratiser le champ politique et de favoriser une alternance pacifique du pouvoir.
Toutes les élections présidentielles – à commencer par celle de 1993- ont été accompagnées de violences, de fraudes et de contestations des résultats du vote. De même, la fiabilité de la liste électorale a toujours été mise en doute par les partis d’opposition, révélant ainsi le manque de confiance dont souffrent les institutions chargées d’organiser les élections.
Ces différents constats, que confirme la crise politique qui paralyse la Guinée depuis 2019, autorisent à questionner la capacité de l’État guinéen à satisfaire ses prérogatives en matière d’organisation et de crédibilisation des élections. Il faut même se demander si les multiples appuis techniques et financiers des organisations sous régionales et internationales ainsi que la présence d’observateurs internationaux ne témoignent pas d’un déficit de souveraineté en matière d’organisation électorale. Auquel cas, une corrélation pourra être établie entre ce manque de souveraineté et la persistance des violences pré et postélectorales.
En effet, la conflictualité du processus électoral en Guinée est la conséquence d’un désordre social et politique. Dans le premier cas, celui qui concerne plus précisément l’organisation, la gestion et la répartition des populations au sein du territoire, on constate que le pays n’est toujours pas parvenu à se doter de mécanismes fiables permettant un recensement objectif et actualisé de la population guinéenne.
En ce qui concerne le registre de l’état civil, malgré des tentatives de réformes dont il a fait l’objet, celui-ci ne permet pas de dresser exactement et efficacement les actes de naissance, de mariage et de décès. C’est toute la dimension du service public lié à l’identification des personnes et leurs statuts au sein de la société qui est en réalité inopérante, parce que précisément l’administration publique du territoire reste dominée par des pratiques informelles. Ce désordre social n’est pas sans avoir un lien avec les anomalies rencontrées dans le fichier électoral, comme la présence d’électeurs mineurs, celle des personnes déjà décédées et d’électeurs sans pièces justificatives.
Quant au désordre politique, il renvoie essentiellement à l’inefficacité des contraintes juridiques et institutionnelles censées organiser l’exercice des pouvoirs publics. En effet, l’observation des pratiques du pouvoir révèle tout d’abord que les politiques ou les agents de l’État ne prennent pas en compte les intérêts des populations – ce qui entraîne un réel déficit de représentativité dont la conséquence sur la pertinence des élections n’a pas été sérieusement pensée. Mais, c’est surtout l’érosion de l’espace public sous l’effet d’une extension de l’arbitraire du pouvoir individuel qui fait de la Guinée une société politiquement désorganisée.
Il suffira d’analyser le fonctionnement de l’administration publique pour voir de quelle manière le pouvoir des individus et tout un système de réseautage informel médiatisent le rapport entre les citoyens et l’État. Depuis 1958 en effet, le rapport entre les citoyens et l’État est dominé par une dynamique de désinstitutionalisation, renforcée par l’assimilation réciproque entre les responsables politiques, les fonctionnaires et une clientèle sociale. C’est ainsi que l’on peut comprendre la mise à contribution des autorités juridiques, des gouverneurs, préfets et maires dans la manipulation des votes et le bourrage des urnes : le système politique guinéen se caractérise par une dissociation structurelle et institutionnelle entre l’État et l’intérêt public.
Dans une telle configuration, on voit mal comment les élections peuvent jouer pleinement leur rôle. Car en l’absence d’un espace public autonome et régi par la contrainte des pouvoirs publics, la légitimité du pouvoir politique, la représentativité des citoyens, les mécanismes de contestation et d’imputabilité politique, la voix du citoyen deviennent des concepts vides. Autrement dit, les élections ne peuvent jouer aucune fonction. Si tel est le cas, la question donc se pose de savoir : comment l’implication de la CEDEAO pourrait-elle avoir un sens dans l’organisation d’un processus électoral qui ne réunit pas les conditions sociales et politiques permettant de pacifier le déroulement de la compagne électorale et de sécuriser les résultats du vote ?
Pour une implication forte et efficace de la CEDEAO
On peut répondre tout d’abord que les principes normatifs de la CEDEAO imposent des limites à son implication dans l’organisation des élections au sein des pays membres. Fondée sur le principe de l’égalité et de l’interdépendance des États, la mission de la CEDEAO en lien avec les élections ne pourrait aller au-delà d’un appui technique et financier. Sinon, le risque serait grand d’assumer des prérogatives qui ne sont pas, par principe, les siennes et donc de se substituer à l’État.
Toutefois, on pourrait invoquer les objectifs de la CEDEAO en matière de protection des droits humains, de gestion des conflits et de sécurité collective des pays membres, pour trouver un espace d’accommodement raisonnable qui favoriserait un élargissement de son implication dans l’organisation des élections dans la sous-région. Surtout que la majorité des pays membres ne bénéficient pas d’un environnement institutionnel et social favorable à l’organisation d’élections crédibles et sécuritaires.
Pis, la nature informelle de certains États membres, comme la Guinée, les met dans l’impossibilité de satisfaire aux obligations normatives de la CEDEAO. Donc, il en va à la fois de son bon fonctionnement et de la promotion de la sécurité collective au sein de ses pays membres que la CEDEAO repense à une forme d’implication dans l’organisation des élections qui dépasse l’audit du fichier électoral et les médiations politiques : il faut allier dans une dynamique interactive une stratégie en amont et les diverses implications techniques et politiques.
Pour ce faire, l’organisation ouest-africaine devrait se douter d’une structure indépendante entièrement dédiée à l’assistance électorale dans les pays membres. Sa mission sera tout d’abord de travailler à l’élaboration d’un indice ouest-africain de la capacité des États membres à organiser des élections crédibles et sécuritaires. L’idée est de développer des outils de préventions et d’alerte qui permettront d’identifier les pays dont le contexte institutionnel et politique nécessite une réforme structurelle préliminaire avant l’organisation des élections.
Par exemple, cette réforme pourrait consister, en collaboration avec les pays concernés, à une élaboration efficace et crédible des mécanismes de recensement de la population ou du registre de l’état civil. Aussi, on pourrait mobiliser les ressources informatiques disponibles pour promouvoir une meilleure identification de la population et organiser sur des bases fiables l’administration du territoire. L’objectif sera avant tout de créer les conditions administratives et sociales favorables à l’établissement d’un fichier électoral crédible et actualisé.
Il faudra aussi que cette structure indépendante ait pour mission d’attirer l’attention de la Commission de la CEDEAO sur les limites institutionnelles qui empêchent un pays membre d’organiser une élection démocratique. Il s’agira ici d’évaluer annuellement le degré d’autonomie des institutions politiques des pays membres à l’égard du pouvoir politique.
L’idée est de mesurer le niveau d’indépendance et d’effectivité des pouvoirs publics en lien, par exemple, avec la sécurisation des résultats d’un vote électoral. Car, l’efficacité de l’implication de la CEDEAO dans le processus électoral au sein des pays membres dépendra aussi de la manière dont elle évalue les capacités d’un État membre à arbitrer pacifiquement et démocratiquement une élection.
En ce sens, l’existence d’une structure indépendante dédiée à l’assistance électorale pourra service de cellule de conseil stratégique ; il y aussi la possibilité qu’elle exerce une influence indirecte sur le comportement des gouvernements des pays membres, par la publication des rapports annuels sur le fonctionnement des institutions politiques en prévision de l’organisation des élections.
Malgré la généralité de ces recommandations et la conscience des contraintes liées aux intérêts divergents des gouvernements des pays membres et à la structure normative de la CEDEAO, la persistance de la conflictualité électorale en Guinée et ailleurs en Afrique de l’Ouest nécessite une nouvelle approche en matière d’implication dans le processus électoral au sein de la sous-région.
C’est dans l’intérêt bien compris des pays membres que de coordonner leur effort afin que la CEDEAO devienne une institution capable de défendre et de promouvoir les objectifs et principes normatifs qui justifient sa raison d’être. Cette implication toutefois ne pourra jamais se substituer aux efforts que chaque pays doit faire pour créer les conditions sociales, juridiques et institutionnelles favorables à l’organisation d’une élection démocratique.
Aliou BARRY
Directeur du Centre d’Analyse et d’Études Stratégiques (CAES)- Guinée