Dans l’une de ses tribunes, Cécile Brucy, célèbre éditorialiste française, constatait que « dans la lutte qui s’engage entre la passion et la raison, il arrive toujours que l’une a pour elle la force, et l’autre le droit. »
Dans la passion de ceux qui disent « Amoulanfé » contre ceux qui clament « Alanmané », on retrouve très peu de raisonnement objectif relatif au projet de nouvelle constitution. La force de la passion est le moteur essentiel des pro et anti nouvelle constitution sans que la raison ne les pousse à aller au plus profond de la réflexion. Car au final et, au-delà des questions de faisabilité, de procédure et de calendrier politique, aucun de ces adversaires et contradicteurs farouches ne pose une question fondamentale. Que reproche-t-on au juste à la constitution de 2010 ?
Pour y répondre commençons par un petit rappel de notions élémentaires de démocratie.
On le sait, les trois pouvoirs qui caractérisent une démocratie (Exécutif, Législatif et Judiciaire) doivent être exercés de manière séparée. C’est pourquoi les états se dotent de lois suprêmes appelées constitutions pour les limiter et les équilibrer afin de garantir leur indépendance. Le contrôle que chacun de ces trois pouvoirs exerce sur les autres est censé préserver les citoyens des atteintes à leurs droits fondamentaux.
S’il est vrai que la séparation des pouvoirs est le dénominateur commun des états démocratiques modernes, elle est susceptible d’aboutir à la paralysie des institutions si la séparation est trop hermétique. C’est pourquoi les constitutions aménagent les règles de collaboration des différents pouvoirs en leur attribuant des moyens d’action les uns sur les autres.
L’analyse qui suit démontre pourtant que la constitution guinéenne du 7 mai 2010 organise les pouvoirs publics de telle manière que le pouvoir judiciaire phagocyte une bonne partie des prérogatives qui, dans une démocratie classique, sont normalement dévolues aux deux autres pouvoirs. Pour s’en convaincre, commençons par nous pencher sur les dispositions relatives à certaines institutions judiciaires, comme par exemple la Haute Cour de Justice, en les comparant à celles inscrites dans les constitutions d’autres pays à régime politique proches du notre.
Que ce soit en France, en Côte d’Ivoire, au Sénégal ou au Mali, tous les membres de la Haute Cour de Justice sont issus de l’Assemblée Nationale (ou du Parlement). Les constitutionnalistes guinéens de 2010 ont, eux, jugé utile de suivre l’exemple du Niger en ajoutant aux six députés membres de cette institution, trois magistrats de la Cour Suprême, de la Cour constitutionnelle et de la Cour des comptes. Soit. Considérons que cette ouverture est un gage de transparence et une avancée démocratique.
En revanche que ce soit au Niger comme en Côte d’Ivoire, au Sénégal ou au Mali, la majorité soit des 2/3 ou des 3/5ème de l’Assemblée Nationale est exigée pour déclencher la procédure de mise en accusation précédant le jugement par la Haute Cour. En Guinée, les rédacteurs de l’article 117 de la Constitution se sont voulus plus inventifs : Même si elle ne peut intervenir que par un vote de 3/5ème de l’Assemblée Nationale, la mise en accusation peut être demandée par seulement un dixième des députés. On se demande bien ce qui a motivé les constitutionnalistes de 2010 pour rendre aussi « facile » le déclenchement de la mise en accusation d’un Président de la République. Aucun autre pays ne prévoit un pourcentage aussi faible de députés pour cette procédure.
Plus imaginatifs encore, nos conseillers sont allés jusqu’à décrire la notion de haute trahison avec, en plus de la signification traditionnellement admise, une nouveauté toute aussi floue que dangereuse. Dans notre constitution, il y a haute trahison lorsque le Président de la République a violé son serment ou les arrêts de la Cour Constitutionnelle, s’il porte atteinte aux droits humains où cède une partie du territoire national. Ça c’est du classique. Mais l’article va plus loin en disant qu’il y a également haute trahison si le Président se rend coupable « d’actes attentatoires au maintien d’un environnement sain, durable et favorable au développement » ! Autant dire tous les actes que la Président pose au quotidien dans la gestion de la Nation, en fonction de l’interprétation qu’une dizaine de députés en fera !
On se demande également quel était l’objectif de cette phrase qui est venue s’insérer dans cet article alors que dans tous les autres pays précités (y compris le Niger), il n’y a pas de définition aussi poussée et extensive de la notion de Haute trahison.
Ces dispositions des articles 122 et suivants de la constitution de 2010 résument parfaitement ce que les Conseillers du CNT de 2010 ont voulu instaurer en Guinée : Une république des juges.
Les autres dispositions de la constitution du 7 mai 2010 en sont la parfaite illustration.
Prenons les articles 100 et suivants relatifs à la Cour Constitutionnelle. Notre constitution ne permet au Président de la république et à l’Assemblée Nationale de ne nommer qu’un seul membre chacun au sein de cette institution. On peut s’interroger sur le fondement de cette portion ridicule accordée aux pouvoirs exécutif et législatif lorsqu’on sait qu’en France le Conseil constitutionnel est composé de neuf membres nommés par le Président de la République et les Présidents des chambres parlementaires, qu’au Sénégal, les cinq membres du Conseil Constitutionnel sont nommés par le Président de la République, qu’au Mali, sur les neuf membres de la Cour Constitutionnelle, trois sont nommés par le Président de la République, trois autres sont nommés par le Président de l’Assemblée nationale et qu’en Côte d’Ivoire, le Conseil Constitutionnel est composé, entre autres, d’un Président nommé par le Président de la République, de trois Conseillers désignés par le Président de la république et trois autres par le Président de l’Assemblée nationale.
Cette volonté de transférer les rênes du pouvoir vers le Judiciaire est encore plus manifeste lorsqu’on analyse les articles concernant le Conseil Supérieur de la Magistrature (articles 107 à 112).
Dans la constitution de 2010, le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) est composé de dix-sept membres. En dehors du Ministre de la Justice, tous ses membres sont issus du corps de la magistrature. Or, dans plusieurs autres pays, la société civile est largement représentée dans cette instance pour que les magistrats ne soient pas seuls maîtres de leur destin. Par exemple, en France et en Côte d’Ivoire, le CSM comprend six personnalités de la société civile. Etrangement, l’esprit d’ouverture qui a animé nos constitutionnalistes de 2010 en permettant à des magistrats de faire partie de la Haute Cour de Justice a subitement disparu lorsqu’il s’est agi d’ouvrir le Conseil Supérieur de la Magistrature à des « non-magistrats ».
Plus significatif de la toute-puissance qui a été donnée à cette instance, l’article 109 qui précise que sont nommés et affectés par le Président de la République, sur proposition du Ministre de la Justice, « après avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature », non seulement les magistrats du siège et du parquet mais également ceux de l’administration centrale de la Justice. Aucun pays ne confère un tel droit à une autre instance que l’Exécutif. Il ne manquait plus que l’on accorde au CSM le droit d’imposer aussi son avis conforme pour la nomination du Ministre de la Justice lui-même !
A noter par ailleurs que, dans plusieurs pays, seule la nomination des magistrats du siège requiert l’avis du CSM. La nomination des magistrats du parquet relève de la compétence exclusive du pouvoir exécutif.
N’importe quel juriste averti devinera que ces particularités qui ont été introduites dans le droit constitutionnel guinéen relèvent plus de la complicité corporatiste que de l’innovation juridique et qu’elles sont de véritables dangers pour une démocratie.
S’il est vrai qu’une constitution doit refléter, dans l’organisation des pouvoirs publics, les équilibres nécessaires pour que les différents pouvoirs jouent pleinement leur rôle, il faut garder à l’esprit une donnée fondamentale : seuls le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif émanent de la souveraineté populaire. Ce sont bien les élus du peuple qui sont responsables devant ce même peuple. Si déséquilibre des pouvoirs il doit y avoir, ce ne peut pas être à leur détriment.
Moustapha Sangaré