Les chefs d’État du monde entier se succèdent à la tribune des Nations unies à New York, depuis ce 19 septembre, pour la 78e Assemblée générale de l’organisation. La Maison de verre est le lieu de toutes les attentions, mais aussi de toutes les suspicions. Il faut dire que de nombreuses histoires se racontent sur cet endroit stratégique à plus d’un titre.
Des hélicoptères qui font du rase-motte, voire circulent à mi-hauteur des buildings, des bateaux des garde-côtes qui longent l’East River, des milliers de policiers du NYPD mais aussi des soldats du United States Marshals Service (USMS), des snipers sur les toits, des hommes du renseignement américain, des dizaines de rues autour de la First Avenue bloquées… le quartier général des Nations unies ne pourrait être mieux protégé en ces temps d’Assemblée générale annuelle. Protégé contre d’éventuelles attaques terroristes ou des manifestations d’ampleur. Peut-être moins contre l’espionnage…
Depuis le début de la construction de la Maison de verre, il y a tout juste 70 ans (le bâtiment est inauguré en 1951) sur un site jusqu’alors formé d’abattoirs, d’installations industrielles et de docks, les fantasmes les plus fous circulent sur ce sujet au sein du gigantesque complexe de Turtle Bay, à Manhattan. Comment ne pas y penser lorsque l’on sait que les chefs d’État de la planète s’y retrouvent pour décider de la marche du monde. Certains racontent que des micros auraient été placés dans les murs dès sa construction, que des bruits étranges surgissent dans les téléphones de journalistes et de diplomates lorsqu’ils sont en conversation et qu’il est préférable, pour ne pas être espionné, de parler face-à-face ou à l’extérieur des trois principaux bâtiments : le secrétariat (une tour de 39 étages), l’Assemblée générale et la bibliothèque Dag-Hammarskjöld.
Bien que l’ONU affirme que les activités d’espionnage en son sein sont illégales en vertu d’un certain nombre de traités internationaux, dont la Convention de 1946 sur les privilèges et immunités des Nations unies, l’accord de 1947 entre les Nations unies et les États-Unis, ou encore la Convention de Vienne de 1961 sur les relations diplomatiques, une chose est sûre : le lieu est régulièrement décrit par les diplomates qui le côtoient comme un « nid d’espions », selon l’expression du transfuge russe Sergei Tretyakov.
Un espionnage plus que prévisible…
Si les rumeurs vont bon train, certaines se sont révélées vraies. « Roosevelt, puis Truman, voulaient installer le siège de l’ONU aux États-Unis, pensant que cela engagerait le peuple américain et encouragerait ainsi le Sénat à ratifier la charte des Nations unies. Mais une fois que les autres États membres de l’ONU ont accepté, les États-Unis ont réalisé que des gens de l’Est communiste allaient arriver sur le sol américain et qu’il y aurait des espions parmi eux », raconte Loraine Sievers, qui fut membre du personnel de l’ONU pendant près de quarante ans, et a travaillé dans trois départements avant de devenir cheffe du service du secrétariat du Conseil de sécurité.
« Les Américains s’inquiétaient beaucoup à l’époque, ils savaient que c’était facile de faire passer des documents par exemple, en toute discrétion, au sein de la Maison de verre. Alors déjà, ils demandaient à certains de leurs citoyens de « travailler pour eux » et de « regarder ce que faisaient les gens ». » Loraine Sievers explique aussi l’aubaine que représentait, à cette époque pour les Soviétiques, un siège des Nations unies situé aux États-Unis, pour recueillir des informations sur « l’Ouest ». Une aubaine, mais aussi une source d’inquiétudes : les défections sont alors nombreuses, et la crainte de voir certains agents être « retournés » par les Américains était réelle, et fondée.
En pleine Guerre froide donc, les affaires d’espionnage entre Américains et Soviétiques foisonnent au sein de l’ONU. Dans les années 1970, par exemple, explose celle du « Lemon Aid » : le FBI a recours à un agent double pour débusquer les Soviétiques et apprendre leurs techniques. À cette époque, les Américains soupçonnent les Soviétiques d’utiliser leur bureau à Turtle Bay pour espionner les opérations de l’US Marine à New York et dans le New Jersey. Les anecdotes comme celle-ci sont nombreuses. Loraine Sievers, en poste dès 1974 et qui aujourd’hui encore donne des formations aux nouveaux membres du Conseil intéressés, en a compilé plusieurs dans un roman, de plus de 300 pages, intitulé An UNwilling Spy : A Cold War Novel Set at the United Nations (Une espionne malgré elle : un roman sur la guerre froide aux Nations unies). « Le personnage principal a mon expérience, mais c’est un roman… », glisse-t-elle en souriant du coin des lèvres.
Un jour, Peggy, une amie d’Anne, le personnage principal de « An UNwilling Spy », se promène dans Central Park, dans un endroit très isolé, et croise par hasard deux personnes de l’ONU qu’elle reconnaît et qu’elle voit en train d’échanger un document. Elle est alors terrifiée à l’idée qu’ils aient pu la voir et qu’elle soit désormais en danger. Elle ne dit pas à Anne qui est l’un ou l’autre de ces hommes. Anne comprend que cela n’a pas surpris Peggy de voir un Soviétique impliquer dans une rencontre clandestine de la Guerre froide, mais ce qui l’effraie doit être l’identité de l’autre homme, car ce doit être un Occidental et Peggy sait maintenant qu’il a commencé à travailler pour les Russes.
« Oui, en vrai, il se passait des choses au sein de l’ONU, les gens n’étaient pas sûrs de leurs collègues », confie Loraine Sievers, en choisissant ses mots. Par exemple, des échanges de documents entre des membres de l’ONU dans des lieux reculés de Central Park, ou encore un Allemand de l’Est, considéré proche du KGB, qui lors d’une soirée avoue avoir été envoyé à New York pour séduire une jeune femme de l’Ouest travaillant au Secrétariat général et s’en excuse…
« Du matin jusqu’au soir, ce bâtiment est bombardé par les renseignements de tous les pays ! »
Mais la fin de la Guerre froide ne met pas un terme à l’espionnage, au contraire. « Dès le premier jour où je suis entré à l’ONU, on m’a dit : « Attention, votre bureau est mis sur écoute, votre résidence est mise sur écoute » », confiait l’ancien Secrétaire général de l’ONU Boutros-Ghali à la BBC en 2004. « Il y avait de nombreuses preuves que nous étions constamment surveillés. S’il y avait quelque chose de sensible à discuter, je devais aller au café du sous-sol de l’ONU où il y avait beaucoup de bruit ou j’allais me promener dans Central Park », témoigne sur cette même chaîne Richard Butler, ancien inspecteur en chef de l’armement en Irak.
Puis avec les nouvelles technologies, les affaires se multiplient. Parmi elles, les révélations en 2003 de la presse américaine au sujet de la NSA qui a entrepris une opération de surveillance agressive (interception des téléphones personnels et professionnels, mails) des délégués de l’ONU à New York afin de fournir aux responsables américains des informations de dernière minute sur les intentions de vote des membres de l’ONU au sujet de l’Irak.
« La période « Pétrole contre nourriture » a été au sein de l’ONU une longue période de suspicion entre les Britanniques et les Américains d’un côté, les Russes, les Français et les Chinois de l’autre », se souvient Loraine Sievers. Les soupçons étaient dus au fait que les deux parties avaient des positions très différentes quant à la manière dont le programme devrait fonctionner. Jusqu’à ce qu’en 2004, les révélations surgissent : le Secrétaire général des Nations unies lui-même, Kofi Annan, est écouté par le Royaume-Uni. La réaction à l’ONU est plutôt timorée, ce qui, selon le New York Times de l’époque, pourrait être une forme de reconnaissance que les écoutes téléphoniques aux Nations unies sont aussi anciennes que l’institution elle-même.
« En 2006, raconte Loraine Sievers, des tas de fils électriques pendaient au-dessous des bureaux. Un technicien passait régulièrement vérifier s’il y avait, ou non, des radiations. Il m’a dit que sous le mien, tout allait bien. Puis il est allé vers la fenêtre avec son détecteur d’ondes et là, sa machine s’est emballée et est devenue complètement folle ! Il m’a dit : « voilà le vrai risque, du matin jusqu’au soir, ce bâtiment est bombardé par les renseignements de tous les pays ! » »
En 2010, les services de renseignement chypriotes auraient volé 6 500 documents de l’ONU contenant des informations sensibles sur ses négociations avec les dirigeants chypriotes turcs. En 2012, l’agence Reuters révèle le rapport de 28 pages de Ban Ki-moon sur le Sahara occidental. Le document contient une série de critiques adressées au Maroc, le secrétaire général de l’ONU y suggère même que Rabat a espionné, au moins une fois, la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso). En 2013, le quotidien allemand Der Spiegel cite des documents secrets provenant du lanceur d’alerte Edward Snowden qui révèle que durant l’été 2012, des experts de la NSA ont réussi à s’introduire dans le système de visioconférence de l’ONU et de casser son code.
Plus proche de nous, en mars 2022, dans un contexte de fortes tensions américano-russes liées à la guerre en Ukraine, les États-Unis annoncent avoir demandé à l’ONU le départ d’un « agent de renseignement russe travaillant » au sein de son secrétariat général. Ce dernier aurait, selon Washington, « abusé de ses privilèges de résidence aux États-Unis ». Quelques jours avant cette histoire, les Américains avaient décidé d’expulser douze membres de la mission diplomatique russe auprès de l’ONU pour espionnage.
« Oui, l’espionnage existe toujours à l’ONU, mais à travers d’autres moyens et dans d’autres buts », poursuit Loraine Sievers, obligeant à changer certaines habitudes : les diplomates utilisent en effet de plus en plus de VPN ou de logiciels de cryptographie pour communiquer entre eux aux Nations unies. « Depuis toujours à l’ONU, tout le monde se méfie de tout le monde. » Sur la question d’espionner les autres, les nations ne sont pas désunies.
RFI