Tribune. Il est courant de tenir les populations guinéennes pour responsables de leur malheur. Mais ce jugement, partiellement vrai, laisse dans l’ombre le rôle des acteurs politiques, des autorités morales et religieuses et des intellectuels guinéens dans la persistance des conditions d’injustice et d’inégalité politique.
Une population est aussi à l’image de ses leaders, ceux qui interviennent dans le débat public, informent sur les enjeux de société et prennent position par rapport aux tensions qui affectent le destin d’une collectivité. Et de manière générale, le comportement des leaders et la nature de leur engagement ont un impact sur la manière dont une population réagit à l’endroit de sa condition politique.
Autrement dit, s’accommoder d’une condition d’esclavage ou la refuser en exigeant le respect de son humanité dépend, aussi, de la manière dont les intellectuels, journalistes, politiques, artistes et religieux jugent la condition globale de leur société et entendent en conséquence se positionner.
Démission ou réalisme
La condition misérable des Guinéens ne souffre aucune contestation, ce que confirme, indirectement, le concept vide et galvaudé de « gouverner autrement ». Il semblerait toutefois que l’esprit de l’accommodement a pris le pas sur l’esprit de la contestation constructive, celui qui dénonce l’injustifiable et propose à travers cette dénonciation l’avènement d’une société juste et équitable.
En témoignent les discours selon lesquels le troisième mandat est derrière nous, et donc qu’il faudrait prendre acte du réel : reconnaître l’existence d’un président « élu » et une Assemblée nationale « légitime ». Est-ce du réalisme ou une démission que cacherait l’injonction au réalisme ? Quel effet sinon celui d’une démobilisation pourrait avoir ce réalisme démissionnaire sur une population meurtrie par les pratiques récurrentes du troisième mandat ? Serait-ce que le réalisme impliquerait désormais une résignation à accepter la violation de la Constitution et l’institutionnalisation de l’autoritarisme qu’elle implique ?
Non seulement je ne connais aucune école réaliste, en sciences humaines, qui appelle l’individu à se plier devant les mécanismes politiques qui génèrent de la violence et accentuent la misère humaine, mais surtout les luttes pour l’émancipation dans l’histoire (les luttes anti coloniales par exemple) n’auraient jamais vu le jour si leurs leaders s’étaient accommodés de la réalité de leur époque. Ce n’est pas du réalisme que de renvoyer à une histoire passée le troisième mandat d’Alpha Condé ; c’est plutôt un désistement, une abdication, que pourrait justifier la mobilisation par le régime des stratégies d’intimidation et de répression.
Le réel qu’est la Guinée
En dehors des considérations philosophiques, le réalisme, c’est penser le réel tel qu’il se donne à voir. Or qu’est-ce que le réel en Guinée ? Un président et un gouvernement qui se maintiennent à la faveur d’une violation constitutionnelle, donc une autorité non légitime, une situation d’exception juridique, allégation de corruption récompensée, une Assemblée nationale non représentative et obsolète, déguerpissement dans un contexte où n’existe pas d’État social, précarité des systèmes de santé et d’éducation, une société civile inféodée au régime, arrestation et emprisonnement arbitraire, une armée dédiée aux intérêts d’une minorité…voici le réel qui commande réflexion et action. Que faire ?
Le dialogue sans reconnaissance
Ni reconnaître Alpha Condé ni intégrer une Assemblée nationale taillée sur mesure pour le RPG. Le faire reviendrait justement à nier le réel, la vérité sur un pouvoir usurpé et légitimé par la force. Mais la non-reconnaissance n’implique pas une absence de dialogue. Car « la situation guinéenne est toxique », comme me le confiait un haut dignitaire du régime.
Ainsi, il nous faut mobiliser toute l’imagination possible et les ressources rationnelles, stratégiques et diplomatiques pour pousser Alpha Condé à un départ – négocié ? – du pouvoir. Ce ne sera pas facile, parce qu’Alpha est le nom d’un système de privilèges et d’intérêts qui aspire à se maintenir à tout prix. C’est aussi cela la réalité. Mais pour nous (intellectuels, journalistes, religieux et acteurs politiques) qui jugeons inacceptable la condition sociale et humaine en Guinée, il nous revient de remobiliser la population à travers un discours et un comportement porteur de promesses et de changement.
Pacifiquement, il s’agira, par la force du verbe et le pouvoir des convictions, porter le désir du changement qu’exprime la majorité des Guinéens ; inspirer et influencer la population ; renforcer autour des injustices économiques et politiques la conscience d’un destin commun. Il faudra tenir tête, du moins pour ceux en qui demeure la conviction pour une société guinéenne humaniste et démocratique.
Amadou Sadjo BARRY
Québec, Canada