Tribune. Quand on voit ce que le legs de Sékou Touré a engendré, on peut s’interroger sur le sens de la commémoration du retentissant « Non ! » du 28 septembre 1958.
Le « Non » du 28 septembre 1958 a été un échec moral et politique, repérable à l’incapacité des leaders à préparer l’avènement d’une société émancipée de l’État colonial. En Guinée, la lutte anticoloniale, loin de s’être concrétisée dans la fondation d’une nation, a consacré le triomphe de l’esprit autoritaire sur l’esprit démocratique. Il est vrai que le Parti démocratique de Guinée (PDG) n’a pas manqué de magnifier l’idéal national, y voyant le lieu de convergence de toutes les aspirations politiques et sociales. Mais cette promotion de la nation, taillée conformément aux volontés du président Sékou Touré, a eu pour effet d’enraciner dans les pratiques politiques des relations de domination et d’exploitation.
Le refus de la singularité, la volonté de l’enrôlement idéologique
En fait, la construction nationale telle que l’envisageait le socialisme révolutionnaire de Sékou Touré a été contre l’homme dans ce qu’il a de différent et dans ce qu’il est en tant qu’être de dignité. L’idéal de la révolution refusait l’expression de la singularité humaine ; elle ne reconnaissait d’humain que ce qu’elle pouvait désigner conformément aux désirs des détenteurs du pouvoir. Ainsi, tous ces autres hommes qui opposaient un refus à l’enrôlement idéologique se voyaient retirer brutalement le droit de vivre. Cette sélection politique des hommes et ce pouvoir absolu sur la vie des autres, pouvaient-ils réellement bâtir une nation ? Comment plaider pour une convergence des aspirations, pour l’avènement de sympathies communes, alors même que toutes les manières d’être et de penser sont déterminées par la logique politique du parti-État ? Il était par nature impossible que la pensée politique de Sékou Touré accouche d’une nation. Il revient désormais à ceux qui continuent de glorifier le premier président comme un fondateur de nation d’apporter la preuve du contraire.
Un lourd héritage de Sékou Touré
S’il est une autre preuve pouvant montrer l’inexistence d’une nation guinéenne, c’est l’affirmation d’Alpha Condé, l’actuel président, lequel dit : « J’ai hérité d’un pays sans État ». Dans un entretien accordé à Jeune Afrique, il va plus loin : « Il n’y avait pas d’État en Guinée. La façon dont le pays était géré, c’était pire que le Zaïre de Mobutu… ». Il est vrai que la nation n’est pas réductible à l’existence d’un État, mais celui-ci représente une forme essentielle que prend l’organisation d’une société. En réduisant la Guinée à sa pure dimension physique de pays, les propos d’Alpha Condé témoignent en réalité de l’absence d’une société guinéenne politiquement constituée, c’est-à-dire fondée sur un contrat moral et politique qui organise la vie collective des Guinéens. Ce désordre comme trait caractéristique du pays est un héritage que nous devons avant tout à la pensée politique de Sékou Touré.
L’ordre imposé par un régime totalitaire porte en germe un chaos politique
Mais de tous les présidents guinéens, Sékou Touré est le seul qui a voulu ordonner le pays à la lumière d’une pensée politique. C’est le seul qui s’est doté d’une vision systématique du politique et qui a soumis aux exigences de cette vision toutes les dimensions de la vie humaine. Le régime totalitaire qui en a découlé imposait à la fois un ordre social et un impératif d’adhésion totale. C’est d’ailleurs pourquoi, il n’est pas rare de voir des nostalgiques de cet ancien régime regretter l’époque de Sékou Touré, malgré les pratiques tyranniques érigées en mode de gouvernance. Il ne faudrait pas donc croire que la Guinée sous Sékou Touré était désordonnée. Sauf que la particularité de l’ordre totalitaire est qu’elle repose sur l’autorité incontestée du président, liant ainsi la stabilité du pays à la longévité du chef ou à sa capacité de maintenir un contrôle exclusif du pouvoir. L’ordre qu’imposait la figure de Sékou Touré était par nature même fragile et voué à disparaître avec la mort de ce dernier. En ce sens, l’ordre que maintient un système totalitaire porte nécessairement en germe un chaos politique, humain et social auquel seront confrontés les héritiers.
Le loupé de l’application des principes raisonnables partagés par tous
Si le désordre politique contemporain plonge ses racines dans le système de gouvernance instauré après les indépendances, c’est parce que de Sékou Touré à Alpha Condé, les responsables politiques ont refusé de fonder l’organisation de la vie collective sur des principes raisonnables partagés par tous. Ils ont définitivement échoué à organiser sur des bases durables et crédibles l’exercice du pouvoir politique. En généralisant l’autoritarisme à tous les niveaux de la société, c’est à l’épanouissement d’une culture politique autoritaire, prétorienne, néopatrimoniale et nihiliste qu’ils ont favorisé. Nous sommes encore dans la continuité de cette culture politique, voilà pourquoi Alpha Condé a pu dire qu’il a repris la Guinée là où Sékou Touré l’avait laissée, c’est-à-dire sans État, dans un désordre politique et social, donc dans un état physique sur lequel s’acharne la tyrannie de la volonté individuelle.
La violence comme arbitre principal des luttes politiques
Malheureusement, depuis l’avènement d’Alpha Condé au pouvoir, rien n’a été fait sur le plan politique et institutionnel pour rompre avec l’héritage du régime de Sékou Touré. L’autoritarisme triomphe à grande échelle, alors que la violence demeure l’arbitre principal des luttes politiques qui naissent pour la conquête du pouvoir. Pis, le pouvoir politique tire encore sa légitimé du bon vouloir de l’armée. La souveraineté du peuple n’a jamais véritablement vu le jour, tandis que s’est renforcée depuis 1984 la souveraineté absolue de l’autorité du président. S’il est difficile de qualifier les pratiques de gouvernance contemporaine de totalitaires, force est de constater que l’ombre de Sékou Touré pèse encore de tout son poids. Ce que confirme le refus de l’alternance au pouvoir comme paradigme normal de gouvernement : nous n’avons pas rompu avec l’autoritarisme et la criminalisation du pouvoir mis en place par le premier président.
Par Amadou Sadjo Barry, Ph. D philosophie politique, professeur de philosophie, Cégep de St-Hyacinthe, au Québec, Canada.
In Le Point