Face au président Alpha Condé qui vient d’organiser un double scrutin contesté, et qui plonge son pays dans une situation désastreuse depuis plusieurs mois, il est impératif que tous les acteurs sociopolitique s’identifient. Pour le professeur de philosophie Amadou Sadjo Barry, il est temps que « politiciens, religieux, intellectuels, journalistes, choisissent leur camp ».
Tribune. Aucun argument moral, politique et sanitaire n’aura réussi à dissuader le président Alpha Condé d’organiser en Guinée le controversé double scrutin législatif et référendaire. C’est dans un contexte d’extrême violence, où la résistance de certains jeunes a mis à rude épreuve l’autorité des pouvoirs publics, que les élections ont finalement eu lieu le 22 mars. Et dans un régime politique prétorien comme celui de la Guinée, où le pouvoir de l’armée et le pouvoir de l’exécutif s’identifient l’un l’autre, il fallait s’attendre à ce que seul le recours à la force militaire permette au président d’imposer aux populations la tenue de ces élections, décriées tant au niveau national qu’international.
Mais ce coup de force électoral, qui annonce une nouvelle phase dans la militarisation du pouvoir en Guinée, contraint désormais les acteurs politiques guinéens à choisir leur camp et par ce fait même leur morale de combat. Car, face à une Commission électorale nationale indépendante (CENI) soumise à l’autorité du président et devant l’entêtement corrosif de ce dernier et de ses fidèles, il devient évident que tout silence sera synonyme de compromission. Surtout de la part des membres du gouvernement : Il en va de l’avenir démocratique de la Guinée que ceux qui exercent le pouvoir au plus haut niveau prennent sans ambiguïté leurs responsabilités.
Or, de tous les ministres d’Alpha Condé, seule une minorité courageuse a été rappelée par le sens de la justice, en acceptant de ne pas être esclave des privilèges et d’entendre les résonances de la conscience morale qui habite tout homme. Gassama Diaby, Cheick Sacko et Yero Baldé : voici ceux qui ont revendiqué la dissidence. On peut leur reprocher le temps passé à servir un gouvernement injuste et corrompu. Mais il n’est pas trop tard pour quiconque sait reconnaître le vice et se donner au moyen de cette reconnaissance des limites à ne pas franchir. Ainsi des ministres, ayant le sens de la dignité, s’avisent de l’insignifiance de leur rôle et de l’instrumentalisation dont ils font l’objet de la part d’un président émerveillé par le culte de sa propre personne.
De ces trois démissions, on peut retenir qu’être ministre ou conseiller du président, c’est, dans des situations où se joue le destin d’un peuple, refuser la subordination et suivre le bon sens pour être dans le camp des justes. C’est aussi cette disposition au bien et à la justice qui caractérise « la morale des braves », ceux qui refusent de se compromettre lorsque l’avenir d’un pays est confisqué par des individus qui nourrissent un appétit vorace du pouvoir.
Enfumage et instrumentalisation
Mais, il y a aussi cette autre morale : celle du parvenu, qui consiste à être le jeu de la volonté du président et un matériel au service des aspirations viles de ceux qui ont été tirés de la précarité par la proximité du pouvoir. Affranchis de toutes les bonnes manières, livrant un féroce combat intérieur pour taire la voix de la conscience, les parvenus au pouvoir sont ceux qui finissent par développer et raffiner les techniques de l’enfumage et de l’instrumentalisation politique. Ce sont eux qui aujourd’hui vantent dans la presse étrangère les vertus environnementales du projet de la nouvelle Constitution, attestant par là même que ce sont des ministres guinéens, certes, mais qui n’habitent pas Conakry, une des villes probablement les plus insalubres au monde. Certains, rompus dans l’art du sophisme et revendiquant fièrement leur soumission aux ordres du président, à l’instar de Rachid N’Diaye, n’ont pas hésité à dire qu’« Alpha Condé n’avait de comptes à rendre à personne ». Autrement dit, aucune responsabilité ne lie gouvernants et gouvernés !
Ces parvenus ministres et conseillers ont aussi choisi leur camp, celui de l’aveuglement et du déraisonnable. Leur morale : se fondre dans la personne du président et continuer à défendre des bilans dont la population guinéenne attend toujours de voir les effets concrets. Mais on le sait : même quand tout invite au bon sens et à la raison, il n’a jamais manqué d’hommes et de femmes pour choisir obstinément les chemins tortueux de la violence. Or ce qu’ignorent ces ministres et conseillers qui n’entendent pas rompre avec les amarres de la soumission, c’est qu’il y a une manière d’être fidèle qui ruine la dignité.
Depuis le début de cette crise politique en Guinée, on fait état d’une centaine de morts. Le 22 mars, on en aurait enregistré une dizaine. Mais l’impression se dégage que face à cette tragédie humaine, la conscience de certains ministres demeure inébranlable, comme si l’esprit de lucre et la tyrannie des privilèges les avaient rendus insensibles à toute souffrance humaine. Pis, ce sont eux, qui aujourd’hui revendiquent la conscience du fossoyeur, seront demain les défenseurs de l’idéal de la liberté et de la justice ! Lorsque, à la faveur d’un renversement de situation, ils seront appelés à combattre dans la future opposition.
Face à cette indigence morale qui tient en otage le devenir démocratique de la société guinéenne, le temps n’est plus au silence et à la résignation. Le bégaiement devant ce qui nous arrive n’est plus justifiable : politiciens, religieux, intellectuels, journalistes, chacun doit choisir son camp et donc sa morale, car la crise actuelle nous montre jusqu’où le destin d’un peuple est lié à la nature et à la qualité de l’engagement des hommes et des femmes.
Par Amadou Sadjo Barry guinéen, professeur de philosophie au collège d’enseignement général et professionnel de Sainte-Hyacinthe, à Québec (Canada)